• opus 793 : BIENVENUE DANS L'HUMANITE (TE FĀREREIRAA TAHITO O TE AROHA *note1/)

    D'Elsa Triolet et d'Aragon, ce couple étonnant qui se portait chance et portait chance, ma connaissance est relative. Je m'en suis rendu compte depuis que j'ai accès à Internet, car j'y ai découvert toutes sortes d'aspects de leur existence que j'ignorais. Par exemple, si j'en crois un texte de Ristat sur le net, j'ignorais qu'ils avaient chacun eu des amants tout au long de leur idylle commune... et j'apprends par Nicolas Mouton l'existence d'une lettre d'Elsa où elle espère qu'Aragon la comprenne plus authentiquement et la rencontre enfin… moi je les avais vu jusque là comme un couple  exclusif et satisfait  , et je trouvais bien perverses  les  langues stylées qui susurraient,  afin d'expliquer leur intérêt à mon égard , que j'avais été moi même le jeune gigolo de l'un ou de l'autre . J'ai découvert également à l'ère du Net  que  je ne fus pas le seul  qui  en les fréquentant fut appelé fils... 

    Bref, les souvenirs que j'ai d'Elsa et Aragon sont en fait  incrustés dans les circonstances personnelles qui me les firent connaître, et c'est la raison pour laquelle j'ai eu une réticence à les publier avant que cela me soit demandé, car je ne peux parler que de moi-même dans mon rapport à eux, et ce que j'ai perçu d'eux fut nécessairement conditionné par ce que je vivais avant de les connaître. Je vais donc parler de tout cela sans fard, juste comme j'envoyais un texte à Aragon pour son journal, certain d'avance d'avoir carte blanche ...  Tant pis pour les étranges admirateurs d'Aragon capables de dénigrer Elsa et qui estimeront mon témoignage hors sujet et excessivement égocentrique...

    En Septembre 1965 fut publié mon premier recueil de poèmes STEREOPHONIES, par Seghers, avec une préface d'Elsa Triolet. J'avais correspondu avec Elsa depuis décembre 1964.

    C'est  fin décembre 1965  qu'afin de la connaître, elle ,et Aragon , je suis monté dans le train de nuit  pour Paris, sans prévenir mes parents. C'était une fugue, je venais d'avoir 15 ans. Cette année-là, mon père Ferdinand pas une fois ne m'avait adressé la parole, il me faisait manger dans la pièce voisine.

    Il fouillait mes affaires, pour m'interdire la poésie et la pratique de tout art, car il n'y voyait que piège, illusionnisme, vanité  périlleuse, et cela compromettait l'image qu'il se faisait de moi en tant que prolongement instinctif de lui-même, géomètre... Comment pouvait-il imaginer, lui tant angoissé  et  dénué de tendresse, qu'il pourrait me convaincre ainsi d'adhérer à  son utopie technocratique... Ma mère, soumise et impuissante,  souvent en larmes , ne jouait plus de piano. Sur ordre de son époux, elle y avait renoncé et avait cessé de me l'enseigner,  tandis que mon frère cadet était envoyé au Conservatoire, alors que sa motivation était faible. C'était comme si la gouvernance familiale de mon père consistait à plier les destinées à  des décisions prétendues sages mais qui étaient complètement incohérentes. Ma mère Yvette  racontait  craindre  que je n'assassine son mari  Ferdinand en pleine nuit, pour la venger. Elle qui avait été premier prix de virtuosité au Conservatoire de Marseille, elle se lamentait aussi de n'avoir pas épousé plutôt Barbizet qui avait été son condisciple et qui était ensuite devenu célèbre.

    Le couple de mes parents, né d'un mariage arrangé par leurs proches,  me paraît  aujourd'hui l'association d'un pseudo esprit scientifique et d'un pseudo esprit artistique  excluant tout esprit de recherche et de création, mathématiques et  musique  n'étant valorisées  que comme des activités sociales.

    Yvette avait d'abord pratiqué  puis enseigné le piano sous le portrait de Pétain avant de rencontrer Ferdinand qui, lui, persécuté et radié du port de Marseille par le même  Pétain parce que né étranger, avait répondu à une annonce pour un poste de géomètre en Afrique. A peine arrivé  il y avait été mobilisé puis s'était déplacé avec les bataillons de cette  France Libre où les Noirs étaient majoritaires. Après le débarquement de Marseille il fut transféré de nouveau au Soudan Français, puis fut recruté au Maroc. A Marseille, Ferdinand épousa ma mère lors de ses vacances de décembre 1948, puis repartit avec elle et le piano à Bin el Ouidane où je naquis en 1950 . Ils revinrent à Marseille peu après l'indépendance du Maroc.

    Lorsque j'étais en classe de 6ème, Ferdinand, même  le dimanche ou en vacances, m'enfermait à clef  avec la mission de résoudre des équations du bac. Alors j'avais insularisé les éjaculations de mon  mental dans les équations mathématiques, et avec  les outils balbutiants de cette prison je m'étais construit une voie vers la liberté intérieure, celle que procure la concentration créatrice... Mais je préférais  poursuivre cette concentration à travers  la poésie, qui était une façon discrète de retrouver  l'accès à la musique  qui m'avait été interdite  après les premières années de l'enfance... Je m'étais donc mis à faire sonner les mots en silence et en cachette – puisqu'il ne me fallait faire aucun bruit dans la maison, toute ma vie étant supposée devoir se consacrer à l'idéal technocratique de mon père, caricature de modernité. 

    Ce n'était pas contre le bel équilibre des mathématiques que montait ma révolte, car les nombres règlent partout le cosmos, mais contre la surveillance manipulatrice de ma vie quotidienne dans une société semblable à celle des termites, où des comités secrets dévorant les reines manipulées vivantes, aveuglent les travailleurs et tuent ceux qui naissent avec des ailes. A l'époque j'étais amoureux d'Elisabeth, mais l'enfermement où nous confinaient nos deux familles réduisait notre fréquentation à la rue où nous attendions pour cheminer ensemble vers nos Lycées, le sien le lycée Longchamp de jeunes filles, et le mien Saint Charles de garçons.

    Et donc ce mois de décembre 1965, sur un coup de tête, j'étais monté, sans prévenir ma famille ni personne, dans le train de nuit à la rencontre d'Elsa et Aragon. En lisant leur histoire et leurs ouvrages, j'avais projeté sur eux une image de parents idéaux. Dans le wagon froid et humide, je rêvais d'eux comme à de vrais parents chaleureux et encourageants qui allaient m'ouvrir les portes d'une chambre pleine de douce plénitude. J'imaginais l'oreiller, les tapisseries, la chaleur, la patience et l'écoute. Et c'est vrai,  ils eurent à mon égard  la sagesse de la bonté, de l'indulgence, ils savaient reconnaître en un enfant les dons spirituels susceptibles de croître en dépit de son désordre mental, et toute ma destinée d'artiste en fut ensuite miraculée, tellement ils se montrèrent dithyrambiques à mon égard, ce qui favorisa mes projets, en fait loin de la France où je ne restai que quelques années. 

    J'étais donc arrivé dans leur salon, j'étais maintenant seul face à eux dans un fauteuil moelleux, pour la première fois tout près d'Elsa, à sa droite et face à Aragon silencieux, souriant avec un regard tendre et malicieux, comme  étonné par l' audace de ma fugue et hochant la tête pendant que son épouse parlait. Comme on se tape la tête sur un mur, elle ressassait ce qu'elle savait des politiques totalitaires qui avaient fait souffrir continûment les siens en Russie, et qui les  avaient abusés en dépit de leur bonne foi, de leurs idéaux de jeunesse. Mirage des propagandes, de la fonction poétique prompte à maquiller le cynisme, les sacs de nœuds de l'Histoire. Elsa écrira un peu plus tard dans ''La mise en mots'' qu'elle avait pu se tromper, être trompée, à cause de sa propension à faire naïvement confiance. Mais le pessimisme  têtu définitif n'est-il pas encore davantage mortifère ?

    Elsa  et Aragon étaient pour moi des icônes de  véritable humanité, actives à résister à l'absurdité de la vie sociale, et capables de compassion pour les résignés. Ils étaient conscients de ce que leurs souffrances passées avaient été  semblables à celles de tant d'autres humains. Et même s'agissant de leur amour dont ils parlaient comme de la chance de leur vie, Elsa affirmait que d'autres couples avaient également certainement trouvé un équilibre de même type, ils étaient seulement beaucoup moins visibles en raison de leurs activités moins voyantes et des concours de circonstance. Je voyais Elsa et Aragon  comme des gens exceptionnels étant restés plus modestes que les médiocres orgueilleux qui jugeaient de tout, quelle que soient leur origine sociale, et qui étaient des références de sagesse pour mes propres parents. Elsa et Aragon me souhaitèrent la Bienvenue dans l'humanité.

    En 1965, Elsa venait d'écrire ''Le Grand Jamais'', et dans notre première conversation, elle m'informa du fait  qu'en Union Soviétique on gommait sur  les photos d'archives l'image des disgraciés. Puis elle s'interrompit, m'ouvrit une boîte de chocolats, me questionna  sur la musique de Xenakis, car dans un courrier,  j'avais prétendu imiter avec des mots la quête de paroxysme de ce compositeur, qu'elle ne connaissait pas encore, mais elle était un esprit curieux de toute nouveauté. En fait j'avais plutôt projeté sur une œuvre de Xenakis, Metastasis, mes exaltations, mes retrouvailles avec l'infini et la musique, la mise en explosion progressive de ma tragédie personnelle, qui avait débouché sur la poésie.

    La poésie était pour moi une façon instinctive  et de transposer mes rêves de musique, de danse et de peinture, pratiques qui ne pouvaient  être assumées clandestinement  dans l'appartement familial  et  auxquelles je pus ensuite consacrer ma vie, pour une grande part suite  aux  interventions d'Elsa et d'Aragon pour  en obtenir les moyens matériels. 

    Aimantée par le mythe du Paris artistique, Elsa avait quitté la Polynésie où elle avait fait un long séjour mais elle s'y ennuyait, quoique les pics de Moorea lui fasse penser aux tours du Kremlin. En plus grandiose, forcément. Sur la suggestion de Gorki, cela avait donné son premier livre. Or c'est dans ces îles que j'allais surtout vivre ma vie adulte, et m'épanouir au niveau humain et artistique, et continuer à me sentir bienvenu dans l'humanité, tandis que l'Europe ne m'avait laissé que souvenirs d'une mystification colossale, mis à part ce couple et quelques autres qui parvenaient à  y surnager et à y répandre presqu'en vain leur éthique.

    Ensuite, plus tard, à l'âge adulte, mes instructeurs furent des danseurs, des musiciens : Roger Ribes, Pak Lemping, Sri Kothandaramen, Anuben Purani, et  encore plus radicalement  le yogui  Agastyar. Mais ce sont Elsa et Aragon qui, lors de mon adolescence, facilitèrent mes aspirations à une vie libre et choisie, par cette attitude paternelle et maternelle qui consiste à donner carte blanche à un enfant. Pour moi, ce n'était pas ordinaire cette confiance qui prend le risque de l'erreur, mais sans laquelle toute nouvelle vie  est maudite comme semence stérilisée... D'autres jeunes qu'ils encouragèrent centraient leurs  ambitions sur Paris, mais ce n'était pas mon cas, car moi lorsque je débarquais chez eux, je ne rêvais que des Galapagos, c'était même là où j'avais situé le paysage de ma première pièce de théâtre, à 14 ans, une histoire de marins en quête de Paradis, mais qui portaient en eux des graines d'enfer, pièce qui avait été aussitôt rendue publique à Marseille par la compagnie des 4 Vents, par le truchement d'André Remacle, romancier communiste qui m'avait donné l'adresse d'Elsa et Aragon.

    Mon utopie, c'était une vie à deux près de ces oiseaux des Galapagos qui ne craignaient pas encore l'être humain. Voilà ce qu'était mon obsession dans la conversation de ce jour-là, rue de Varenne. Le tableau de Matisse accroché au mur offrait par des couleurs un avant goût d'un tel Eden, ou du moins des circonstances de l'esprit le rendant accessible. Je songeais qu'il  pouvait être vendu à un prix extraordinaire, qui pourrait avoir la capacité de concrétiser assez vite mes rêves d'évasion vers l'infini via le Pacifique. Aragon  qui comprit ce que je voulais suggérer,  m'interrompit pour me dire à quel point il tenait à la présence quotidienne de cette peinture. Mais il ne vit qu'innocence dans ce qui eût paru bien coupable à des nantis. Cette première visite de Décembre 1965, Elsa l'évoque dans une lettre à sa sœur dont j'ai pris connaissance bien plus tard, lorsque sa correspondance fut publiée, après son décès. A Lili, elle m'avait décrit comme sale, radin et génial. Aouéé ! Elsa  exprime aussi des réminiscences de cette journée là dans  une émission où elle présenta, juste après, mon livre à la télévision *note 3 

    Génial ? A l'âge adulte je me suis demandé  ce qui avait donc fait qu'elle me trouve génial, moi  qui avec le temps en était venu à considérer mes écritures d'adolescence  comme un pot pourri d'intuitions salvatrices et de confusions chroniques de la conscience... Mais à l'époque, j'étais assez immature pour être sidéré d'entendre Aragon  lui-même dénigrer plusieurs fois comme plutôt futile ce qu'il avait écrit avant le Crève-Coeur (j'ai découvert  bien plus tard, sur le Net, qu'il avait fait la même confidence à Michel Apel-Muller). Pour ma part, une fois adulte, j'estimais erratique tout ce que j'avais produit avant le théâtre catalytique des oiseaux de paradis et ses gymnosophies.

    Or, même au 21 ème siècle, lorsque des lecteurs m'écrivent de France, c'est presque toujours pour s'être reconnus dans mes livres écrits avant l'âge du 20 ans, c'est-à-dire dans mon désespoir et instinct de fuite de l'époque. Je dois dire qu'avant l'âge du Net, ma production de l'âge adulte devint difficilement accessible, vu qu'il s'agissait de théâtre dansé et que j'ai passé la majeure partie de ma vie loin d'Europe. Mais je sais  que dans une multitude d'îles de Polynésie, exercent des institutrices  et d'autres anciens élèves qui ont gardé de moi le souvenir de l' animateur qui les a accueillis adolescents avec sa flûte de Pan dans l'utopie évolutive de son théâtre, près d'un grand pamplemoussier, sur la colline au-dessus de Papeete. A vrai dire, pour vraiment apprécier les œuvres de ma maturité, il faut être un lecteur ou une lectrice se penchant sur mes productions comme sur des partitions à déchiffrer pour se construire et s'instruire en pratique, notamment en dansant et chantant.

    D'évidence, l'adjectif génial est attribué aux artistes qui correspondent aux attentes de celui qui le prononce, et je suppose, à lire l'art poétique de Boileau, que ce dernier n'aurait trouvé génial ni Rimbaud ni  les surréalistes, et pas même les romantiques.  De la même façon qu'un micro ou un haut-parleur restituent un spectre sonore limité, les musiciens de sensibilité baroque, rock, gambuh, kébyar, karnatique, kaïna, catalytique ou autre, ont besoin d'une écoute volontariste pour découvrir les richesses de leurs confrères d'autres sensibilités. Par chance, chez Elsa, l'écoute était spontanée.

    Alors je peux comprendre  que mon obsessionnel refus  adolescent d'un contexte social  asphyxiant  ait pu paraître génial ,comme l'annonce d'une évasion ,ce qui est au fond une aspiration généralisée chez les humains. Je crois que ce  qui leur a plu c'est ma capacité à ''mettre les pieds dans le plat'', et c'est aussi ce qui me valut par la suite d'être boycotté par tant d'autres en Europe .  Mettre les pieds dans les plats des parades mondaines de littérateurs en quête de carrière plus que d'envol ... le genre d'animaux  qui gravitaient en grand nombre autour de la notoriété d'Elsa et d'Aragon. Pour moi , dès le début , la danse de l'artiste était porteuse  de germes d'évolution de l'espèce humaine vers un quotidien vivable, et la poésie en était un souffle ... Par chance je n'étais pas seul à me révolter obsessionnellement contre  l'indignité sociale banalisée , c'est ce qu'avaient fait toute leur vie Elsa et Aragon. .  

    Je suppose donc  que ce qu'Elsa avait trouvé génial dans mes balbutiements d'adolescent c'est cette révolte crue contre les fatalités prédatrices qui s'exprime avec tant de subtilité et de spontanéité dans ses romans. Et il me semble que c'est cette quête tellement sincère et sans apprêt de femme résistante au mauvais sort qui fit qu'Aragon avait tendance à répéter qu'Elsa lui avait tout appris, je suppose qu'il s'agissait des réflexes d'humanité et d'écoute qui n'étaient qu'embryonnaires auparavant dans sa conscience.

    Si j'avais envoyé mes poèmes à Elsa, c'est que j'avais pris son Louis  au mot, et cinquante ans plus tard  je crois carrément qu'Elsa Triolet fut pour Aragon une inspiratrice spirituelle. d'ailleurs  dans ''Elsa'' , Aragon écrit : " Je suis sourd à toute plainte qui n’est pas de ta bouche / Je ne comprends des millions de morts que lorsque c’est toi qui gémis" .On dira ce qu'on voudra de son ostentation amoureuse, pour la démystifier, mais les relations humaines sont tellement gangrénées par les malentendus  qu'il me parait raisonnable, quand on aime , de se prendre comme un acteur au jeu de son texte. C'est là que la Poésie est créatrice de réalité, et que le réalisme des cyniques se révèle illusion mortifère.

    C'est un grand art déjà que de concrétiser l'utopie amoureuse  à force de la sublimer de façon flamboyante ,comme la flamme même de la vie qui aide l'espèce à croire en elle même . Mais plus grand art encore est celui de la sagesse  du coeur, et à mon avis c'est par là qu'Elsa aida Aragon à devenir le meilleur de lui même . Les deux  dans leurs écritures et leurs  actions étaient concernés  par la souffrance d'autrui,et  du moins à l'époque où je les ai connus pas du genre à se défiler par des pirouettes futiles ou des sentences quiétistes. 

    En  dépit de son air sévère, Elsa me semble avoir été  le  guide  de bonté d'Aragon , et comme il le suggère à maintes reprises, elle l'arracha à la tragédie du narcissisme futile qui illusionne tant de poètes et d'artistes . Le talent  sans les vertus humaines n'est pas rare, mais il n'est pas convaincant pour les mendiants de dignité élémentaire, ceux dont les souffrances n'intéressent pas la plupart des tribuns. Lorsqu'il parlait de ses oeuvres de jeunesse,Aragon oscillait entre l'amusement et la désolation  .Mais voilà, une fois la notoriété atteinte et confirmée, il était clair  que les dévôts feraient tout pour trouver du sens à ce qui était fantaisie hasardeuse, aux connotations parfois douteuses. Sans parler des erreurs , comme lorsque Balzac appelle caractères sanscrits , dans ''la peau de chagrin'', ce qui ne saurait en être . Alors  n'était-il pas  tentant pour l'auteur , qui a connu le mépris avant l'adulation, de chercher lui-même à  justifier toutes les étapes de sa vie ? Après tout, l'erreur est humaine ,mais finalement  c'est la qualité réelle des êtres au quotidien qui est le plus important . 

    Ce couple était pour moi un miracle, car il surfait très haut qau dessus du marécage parisien sans perdre son humanité, ce qui n'a pas été toujours le cas  d'autres talents et ''génies'' qu'on leur opposait. Evidemment tout dépend des références de chacun, et de son degré d'information et de pratique de la vie.

    Oui,  j'étais sale, et je ne le savais pas .  C'est que j'étais monté dans ce train sans ticket ni bagage , en fin de journée, pour fuir l'ambiance sinistre de Ferdinand mon père  géniteur , que j'appelais dans mes poèmes''l'empereur de Chine '',car c'est ainsi que j'imaginais l'incarnation intime du cauchemar despotique, du tyran domestique.Alors dans ces wagons sous la neige j'avais traîné de banquettes malpropres en toilettes dégueulasses, peut être en portais je l'odeur, n'ayant pas eu d'endroit où me doucher avant de débarquer rue de Varenne...

    En ces temps là les trains  n'étaient pas autant entretenus ni rutilants  comme aujourd'hui,mais les dossiers étaient plus confortables pour s'assoupir, et on pouvait ouvrir les fenêtres ... En découvrant pour la première fois ces paysages j'avais probablement semé un peu plus de désordre dans ces cheveux qu'on disait rebelles car ils poussent en tous sens .

    Mais pourquoi Elsa m'avait elle  trouvé radin ?  Ayoyo ! Aoué ! Misère ! Panique ! ... Je n'avais pas un sou en poche ... J'ai supposé à posteriori que c'était suite à sa suggestion de m'emmener manger à la Coupole  pour me montrer à quelle table  elle avait rencontré son Louis. Lors de nos échanges de lettres avant ma visite impromptue, je n'avais pas osé raconter ma galère familiale, préférant rester discret, tout entier tendu vers l'avenir où m'aimantait leur légende comme un porte bonheur ... C'est comme si j'avais eu l'intuition de la tendance  que chacun a de sous -estimer les embarras d'autrui, et de juger selon ses propres  projections ( on peut rassembler des tonnes de preuves sur une situation historique ou personnelle au présent, et on dérange, puis avec le temps l'invraissemblable apparait avoir été véridique mais tout le monde s'en fout ).

    Il eut été trop compliqué d'expliquer la folie de mon père ...A son égard j'éprouvais en alternance de la terreur et de la pitié .En effet dans ses colères s'étalait la mémoire d'une enfance sordide,et ma mère quoique résignée au mutisme et aux larmes ,avait beaucoup de mal à reconnaître que son mari avait subi souffrance et injustice depuis le début de son existence et que c'était la source de sa folie de persécuté devenu persécuteur. ''Persécuté persécuteur ''c'était dans le registre des ruminations anciennes d'Aragon, j'aurais pu m'expliquer, mais je n'aimais pas me présenter dans le rôle d'une victime, d'un cas social. Pour moi la sortie de la destinée  qui m'avait été allouée par ma famille passait par les arts et donc la poésie dans la mesure où je pouvais m'y reconstruire en dehors des conditionnements sociaux ou contre eux.

    Et malgré tout , cette année  là,en dépit de son mutisme et de ses regards terribles mon père avait quand même signé le contrat de Seghers pour mon premier livre préfacé par Elsa.Ceci dit, l'argent avait été placé sur un compte bloqué et donc je n'y avais pas accès, je n'avais rien en poche, ce n'était pas de la radinerie , et pour ne pas avoir à me justifier, et pour ne pas prolonger  hors de Marseille  le procès chronique qui me tenait lieu d'éducation, j'avais seulement dit à Aragon et Elsa que plutôt que d'aller à la Coupole, les bars étant synonymes de gaspillage d'un argent que je n'avais pas,  pour moi c'était mieux de rester dans leur logis , sous ce toit au bout de leurs escaliers escarpés, rouges. 

    Parce que là je me sentais bien , et il faisait froid dehors . Près de la fenêtre Elsa me montrait tout en bas un jardin et les flocons de neige devenus rares sous ce ciel gris...j'étais étonné car pour moi la ville m'était toujours apparue comme un royaume  maudit de béton, trottoirs,macadam, cages de partout , sauf bien sûr dans les ruines qui subsistaient de la guerre, car il y  croissait des herbes dites folles...

    Et là dans ce bâtiment, ancien hôtel particulier il y avait quand même  de l'espace et de la lumière dès la cour de l'entrée, puis des escaliers qui étaient d'abord larges comme dans un palais, avant de se retrécir pour parvenir au seuil de leur appartement  lui même vaste ,du moins en comparaison des pièces étroites où j'avais vécu à Marseille.

    Elsa fit sonner une clochette ou un petit gong je ne sais plus et apparut Maria la gouvernante,  appellation valorisante  pour une employée de maison...Elsa lui demanda de préparer un repas de légumes .Et  moi ,  tellement j'avais été étonné qu'il y eut chez des communistes  une servante,je me mis à demander à Aragon et Elsa s'ils  avaient été riches depuis toujours ... J'avais besoin de sentir qu'il était possible de surmonter les handicaps sociaux de l'existence, bref je voulais qu'ils me parlent de leurs galères, ça me donnait de l'espoir de me sortir de la mienne un jour .

    C'est alors qu'Aragon prit enfin  la parole pour évoquer le temps où ils avaient vécu de colliers confectionnés par sa bien aimée . Maintenant c'était lui qui s'était mis à parler .  Evidemment, je sus plus tard que leur vie avait été matériellement parfois difficile, mais sur le moment, même fabriquer et vendre des colliers me paraissait relever du luxe. A force de m'enfermer, mon père ne m'avait pas permis de connaître un autre monde que le sien, sauf à travers les livres, explorés à travers la bibliothèque du Lycée Saint Charles et celle d'André et Rosette Remacle.

    Et bientôt lorsque nous passâmes à table il n'y avait plus que la fascinante et lentement torrentielle profération d'Aragon, il parlait des temps passés, les temps des douleurs de la guerre et des vertiges loufoques de dada, d'un de ses amis suspendu  à un lustre  , de ce complice allemand Max Ernst   ami malgré la guerre, et d'une femme aristocrate prise au piège de sa soif d'extravagance. Il me semble qu'Aragon a  rendu presque tout cela public depuis, donc je ne vais pas répéter ce que j'entendais raconter, ce serait bien plus approximatif , il s'est passé quasiment cinq décennies depuis ce jour. 

    Peut-être qu'Aragon peaufinait-t-il sans cesse l'évocation de ses souvenirs  devant chacun de ses visiteurs, une façon de continuer à écrire en parlant . Mais c'était d'évidence  exaltant d'entendre de sa bouche même ,par exemple , comment Breton et lui, à cheval sur  un mur de l'hôpital du Val-de-Grâce avaient accouché du surréalisme, et comment il avait rencontré Apollinaire, qui avait inventé le mot, etc, etc ...

     Il y avait aussi , au fil de ce monologue, des remarques concernant l'appartement où il vivait, et des contacts qu'il avait avec Pompidou son voisin.  Lorsque les journalistes de Marseille  se mirent à  reprendre les louanges  qu'avaient fait Elsa de moi à la radio et à la télévision, ils  me présentaient comme la deuxième célébrité du lycée Saint Charles : j'avais été précédé par ce Pompidou, qui y avait été professeur ,avant de devenir banquier  puis président de la République ,et  auteur d'une  anthologie de la poésie . J'étais vraiment étonné de ce rapport de familiarité d'Aragon avec un politicien du bord opposé, sans doute y avait il alors , suite aux péripéties de la Résistance au nazisme,une plus grande capacité de dialogue chez les gens, en comparaison d'aujourd'hui.

    Parfois ,j'interrompais le monologue étourdissant d'Aragon, je  lui posais une question pour mieux comprendre son propos .Mais il semblait ne rien entendre , statue assise et regardant vers le lointain, seulement animée  par le courant majestueux de ses paroles . Il  y avait à côté de lui les sourires complices  et tendrement résignés d'Elsa  qui suggéraient avec malice  qu'il ne servait à rien de le distraire ...elle même ne  l'aurait pu, même s'il était en train d'écrire un poème où il la portait aux nues, fallait se laisser porter. Je jouissais donc du spectacle,  trouvant  approprié,raisonnable et salvateur de jouer la vie comme un théâtre, puisqu'elle en présente tellement les caractéristiques.

    Je retournais ensuite à Marseille par le train,et  suite à une deuxième fugue, je fus  hébergé chez mes grands parents maternels, puis pensionnaire en divers lieux scolaires et médicaux ,avant d'emménager avec Elisabeth   ,épousée en janvier 1969, dans une chambre que nous louait  des  descendants de Ségalen sous les toits du boulevard Saint  Michel  , puis dans un  vieux moulin à grains déglingué entouré d'immeubles, tout près du bois de Vincennes. Elsa nous appelait alors  ''les amants de Saint Mandé''... 

    Ma pratique artistique principale était  à Paris celle de la danse, il y avait beaucoup de cours gratuits pour les étudiants  ici et là . Puis je me fixais  presque seulement à ceux Roger Ribes, qui vivait avec son maître Jéròme Andrews, et qui m'avait invité gratuitement même à ses cours payants quotidiens .

    Jusqu'au décès d'Elsa je la visitais  assez souvent... J'attendais toujours  qu'elle m'envoie un télégramme ou ce qu'on appelait un pneumatique , ou une invitation par coursier, et cela arrivait assez souvent car Elsa avait décidé  de s'occuper de mon insertion  en tant que poète dans la société parisienne  ...Elsa semblait ne pas  toujours se relire car sa correspondance était généralement constellée de coquilles, mais ce n'étaient pas des messages publics nécessitant un correcteur, c'étaient des messages du coeur .... et non les pages d'un livre dont on corrige les épreuves. 

    Elle et Aragon orchestraient ma vie publique, soit pour me mettre en contact avec un bureaucrate subventionneur, soit pour que je leur apporte un poème pour les Lettres françaises, ou encore pour me faire participer à une signature de livre. Ou encore simplement pour que j'accompagne Aragon près des rotatives de l'Humanité, ou dans une rencontre avec Georges Marchais alors numéro 1 du parti communiste. Ou pour une  rencontre avec Olivier Guichard, un ministre gaulliste, qui après avoir donné du ''maître'' à Aragon, finissait par m'en donner, tellement j'avais été bien présenté ,surtout que j'étais resté silencieux  ...

     J'approfondissais mon exploration du marécage mondain   avec ses hiérarchies hypocrites criblées de rituels plutôt que fondées sur le sens et la communication . Je trouvais dèrisoire  l'ambition de vouloir réussir dans cette termitière parisienne .Mais comme , grâce mes protecteurs , j'avançais maintenant du côté chanceux de la barrière, je compris que leur aide , à travers le début de notoriété qu'ils me fabriquaient ,pourrait m'aider  à m'évader du mauvais sort citadin . Je veux dire que  le bleu du ciel dans la grande cité  n'était visible qu'entre des murs d'immeubles, et que l'hiver le froid  acculait à une tanière. Je n'étais pas un arriviste social, et je sais que cela leur plaisait . J'étais un arriviste spirituel, et ils étaient des modèles d'éthique dans les circonstances particulières où ils s'étaient implantés.

     J'avais l'impression qu'Aragon jouait la comédie humaine  tout en la tenant à distance, il savait que  sans les circonstances de la guerre où il s'était illustré comme on sait, il n'aurait pas été béatifié à ce point.  Il regrettait de façon obsessionnelle des erreurs d'appréciation du temps  de l'hypnose stalinienne , bref derrière le masque grandiloquent il me paraissait humble dans un monde peuplé de roquets arrogants . Il témoignait de l' indulgence vis à vis de tout ce qui de ma part pouvait passer pour impolitesse , et qui n´était en fait que maladresses, car je n'étais  pas issu du tout du même milieu social , et j'avais une répugnance instinctive pour toute la faune qui le courtisait et me montrait du mépris  aussitôt que je n'étais plus avec lui. En ce qui me concerne je ne percevais aucun avenir désirable à Paris. 

    Mes souvenirs d'enfance à Agadir me faisaient envisager  les villes et les hivers nordiques comme comme une sorte de malédiction dont il fallait parvenir à me dégager, et où toute réussite mondaine n'était qu'un pis aller.Certes  Paris en mandarin se dit Bali, mais suite à une émission de télévision d'Olivier Maessien sur les rythmiques d'Asie, où j'avais pu voir des danses, c'était l'île Bali un peu au sud de  l'Equateur qui était alors devenue pour moi le centre mythique de la planète, et mes protecteurs avaient compris mieux que mes parents que l'avenir qu'ils pouvaient m'aider à construire  en valait la peine. Paris ne fut pour moi qu'un lieu de passage, comme l'avaient été Tahiti et Moorea pour Elsa après qu'elle y eut laissé son premier époux  Triolet  . 

    Une fois Elsa évoqua un passage d'André Triolet à Paris, avec qui il semblait qu'elle et Aragon  avaient gardé des relations d'amitié quoique rares. Elle s'attarda davantage sur les nouvelles ahurissantes qu'elle avait de leur ami Léo Ferré. Son épouse Madeleine, pour se venger de la relation  du chanteur avec une jeune rivale, avait fusillé tous les singes qu'il abritait chez eux.

    Au coeur des polémiques Aragon paraissait indulgent même  pour ses adversaires  , qu'on l'attaque sur sa gauche ou sur sa droite. En fait ces catégories ne représentaient pas les mêmes clivages en ces temps là qu'en ce début du 21ème siècle. L'illusionnisme médiatique fonctionnait autrement mais la lucidité d'Aragon et d'Elsa était de placer les vertus humaines au dessus des  débats purement théoriques. Je crois me souvenir qu'en souriant Aragon avait répondu en mai 68 devant la Sorbonne, à  Cohn Bendit qui l'avait traité de vieux con, si je ne me trompe, qu'effectivement c'était avec les jeunes cons qu'on faisait les vieux cons ...  

    Une fois je l'interrogeai sur les auteurs  qui le sensibilisaient le plus , et à mon grand étonnement il me répondit qu'il s'agissait de Samuel Beckett et de Saint John Perse . Ainsi je partageais avec lui autant la conscience de l'absurdité des moeurs sociales que l'éblouissement des lointains exotiques , en plus de ce besoin de mythifier la femme , de l'idéaliser au point qu'elle soit tentée de ressembler à l'image sublime  qu'on répandait d'elle dans nos poèmes ...

    Un  jour , Aragon me transmit des billets pour une représentation de danses par une troupe vietcong, en pleine guerre du Vietnam . Je lui demandais pourquoi il n'avait pas préféré s'y rendre, il me répondit qu'il n'était pas intéressé par le folklore . Evidemment les cithares vietnamiennes et les danses traditionnelles  dans ce spectacle servaient surtout d'emballage à une rhétorique guerrière, il s'agissait par exemple de chanter la chute d'un avion ennemi dont on projetait l'image  derrière et au dessus des artistes. 

    J'admettais que  la poésie qui prétend orchestrer le folklore est souvent  simplificatrice, ventriloquée par les archétypes aristocratiques ou populaires , l'orchestration de la propagande variant seulement de langue de bois pour imposer des hiérarchies . J'adhérais en outre à la critique caricaturale que faisaient les situationnistes  de la société du spectacle  , en un temps où leurs textes n'intéressaient pas encore les éditeurs mais où  leurs  revues colorées se vendaient dans un kiosque du Boulevard saint Michel . 

    Néammoins la danse m'épanouissait au quotidien en deçà de tout spectacle , alors pourquoi la réduire à la parade,  pourquoi jeter les bébés avec l'eau de leur bain, la cantique des cantiques avec l'inquisition , le fou d'Elsa avec le stalinisme , et le folklore avec son instrumentalisation ? Le folklore ouvre un espace d'art total et d'éducation populaire qui est créateur de situations à la mesure des artistes qui s'y engagent, il ne mérite pas la dépréciation systématique. Voilà ce que j'expliquais.

    Arriva le jour où Elsa et Aragon me présentèrent Lili Brik . Je me préparais à la questionner sur sa vie quotidienne avec Maiakovski, dont j'appréciais tant l' usage spontané des mots , sans apprêt, cette sincérité sans oeillères comme dans son  poème ''La flûte de vertèbres'' où je fus étonné de trouver le nom de Dieu  ... moi même avait craint au début que les allusions mystiques de ma poésie et que ma répugnance à m'encarter dans un parti ne mettent mal à l'aise  Elsa et Aragon, mais ils avaient balayé mes inquiétudes  en me  faisant comprendre que ce qui leur importait, c'étaient avant tout  les vertus des individus, et que l'engagement évolutif dans le théâtre du monde avait de multiples facettes possibles  . Sauf erreur de mémoire , il me semble mème qu'Elsa ne fut jamais encartée au parti communiste, se contentant de défendre des valeurs. Elsa m'affirmait  que j'avais le tempérament de Maiakovski, elle alla même plus loin dans  la comparaison, sur Radio Luxembourg, c'était certes une projection affective qui me fit du bien quoique ma vie devait évoluer très différemment .

    Lili Brik arriva avec son nouveau conjoint, et je fus étonné de la trouver si rayonnante avec ses tresses. En dépit de son âge, il émanait d'elle comme un parfum de jeunesse  et de beauté éternelle, je n'avais jamais eu cette impression avec une femme de son âge . La première chose que Lili me dit c'est que le poète Vossnessensky l'avait chargée me saluer et qu'il aurait bien aimé être avec elle pour me rencontrer.

     Ensuite elle sortit d'un sac toute une série de cadeaux pour moi. D'abord toute une collection de cuillères de bois peintes en rouge et or, puis des poupées russes qui s'emboîtaient les unes dans les autres, et enfin un jouet qu'il m'arrive encore d'actionner lorsque je passe devant ma bibliothèque où il est suspendu . Il s'agit d'un cercle de bois avec tout autour des figurines de poules peintes, miniaturisées, qui se mettent à picorer frénétiquement  le bois lorsqu'on lui fait faire des cercles parallèles au sol, ceci grâce à un mécanisme  de ficelles convergeant vers une boule à laquelle on peut insuffler un mouvement de pendule. Lili me dédicaça ensuite  une grande  photo de Maiakovski .

    En fait comme j'étais arrivé avant Lili chez sa soeur Elsa, pour ne pas déranger leurs retrouvailles ,je restais longtemps sans ouvrir la bouche, tout ouïe . Je compris qu'en dépit du culte d'Etat alors rendu à la mémoire de Maiakovski, Lili devait vivre  dans la peur de s'exprimer trop librement, même en ce qui concernait la vie de son amoureux d'alors. Elle était notamment en colère, effarée ,parce que  dans la présentation de son ancien logis avec Maiakovski transformé en musée par les autorités soviétiques , il y avait eu falsification de leur propre histoire,le  rôle joué par Ossip Brik dans leur trio avait été minimisé. Je crus comprendre à ses remarques qu'elle vivait à Moscou dans un appartement bien plus étroit que celui de sa soeur . 

    ''La Russie  est une dictature militaire'' martelait Lili avec cet accent russe qui était aussi celui de sa soeur, et elle évoquait le sort tragique de conjoints successifs, à cause de cette dictature.  Il était paradoxal de voir ces propos obsessionnellement repris par mes protecteurs communistes, vu qu'Aragon était traité de crapule stalinienne par des artistes libertaires (qui ne décelaient pas de penchants despotiques chez Sade dont ils vénéraient les oeuvres). 

    Tout aussi paradoxalement j'entendis plus tard un ministre de droite m'affirmer à sa table , que rien ne pourrait enrayer  l'avancée du communisme, c'était le progrés et le sens de l'Histoire. Devant une toile de Picasso, le mème politicien s'imaginait aussi que Guyotat et Sollers (c'était l'époque du Tel Quel marxiste léniniste) étaient les prophètes incontournables de l'intelligence française présente. En fait , si j'étais à cette table, c'est que l'épouse de ce ministre était une abonnée des cours  de mon maître Roger Ribes, elle m'avait invité pour la projection d'un film où je dansais, film super 8  réalisé par son mari et  dont je n'eus jamais la copie.

    Aragon , à cette époque , prenait la défense des dissidents chrétiens Siniavski et Daniel lors des procès post staliniens qui leur était faits.  En fait , même si à l'occasion de cette affaire  il s'était  opposé sans discrétion aux subventionneurs russes qui facilitaient la parution de son journal Les Lettres Françaises,  Aragon me signala que cela faisait longtemps qu'à l'intérieur du parti, il critiquait les méthodes totalitaires. Il y avait eu l'affaire du portrait de Staline par Picasso, et Elsa, informée par sa soeur, avait été consciente de ces dérives totalitaires bien avant d'écrire ''Le Monument'' . 

    Aragon me raconta comment un de ses anciens secrétaires avait rédigé un rapport sur tout le mal que le poète propageait en aparté  sur  les  tyrannies pseudocommunistes, mais que Maurice Thorez, alors chef du parti communiste français, avait déchiré ces papiers devant lui , en lui disant qu'il était normal qu'il puisse s'exprimer librement , c'était dans le sens d'une évolution nécessaire, qui serait compromise s'il s'attaquait publiquement au parti lui même, et qu' Aragon était membre du comité central pour justement contrecarrer l'étroitesse d'esprit ambiante. 

    Aragon m'expliqua avoir préféré depuis longtemps manoeuvrer dans l'ombre mais  avec succès à la libération de dissidents, en tentant de persuader des dirigeants de l'Est de la mauvaise publicité qu'ils se faisaient en s'entêtant dans leurs pulsions tyranniques, en leur expliquant aussi à quel point ils nuisaient aux progrés des autres communistes  en les faisant passer pour des épouvantails à leur image. Il me racontait tout cela en me donnant des noms dont je ne me souviens plus.

    D'ailleurs  lorsqu'on me fit plus tard rencontrer le fils de Maurice Thorez, celui ci ne me parut pas porter  les stigmates d'une éducation stalinienne indélébile mais plutôt cette aspiration à la vigilance antitotalitaire.  Ainsi que d'autres communistes , il semblait tout à fait critique à l'égard des dérives des puissants dans le bloc de l'Est... Le pouvoir a tendance à corrompre  les âmes quelle que soit l'idéologie dont il se travestit. La qualité humaine est le principal, elle s'exprimera différemment selon le milieu où on évolue. Un gauchiste haineux est mûr pour se transformer en fasciste, et de même un dévôt opportuniste et mielleux d' évangiles identitaires. Bakounine lui même avait fait remarquer qu'un anarchiste pouvait se muer en tyran s'il se trouvait en position de l'être. 

    La dérive de l'intolérance affecte à des degrés divers la plupart des individus accédant à un pouvoir même dérisoire,  même dans des ashrams, à Auroville, dans des groupes folkloriques, ou des départements universitaires. Bien sûr, cela a moins de conséquences dans des coopératives autogérées que dans les hiérarchies des Etats, où l'éclat hypnotique de la puissance , l'impunité aidant, fait à l'occasion  passer les victimes pour coupables et les coupables pour victimes avec de plus graves conséquences ...

    En fait toute hiérarchie,  lorsqu'elle se sent menacée dans ses intérêts,a tendance à  neutraliser les valeurs qu'elle prétend défendre ,et ce qui est écrit dans les constitutions a tendance à être contourné sans que la majorité des citoyens ne s'en rendent compte s'ils ne sont pas eux même pris comme boucs émissaires. Les gouvernements sont des as de la mise en scène, voilà ce qui avait illusionné les invités du gouvernement soviétique , dont avait fait partie Aragon plus jeune. De même pour bien des intellectuels actuels les violations des droits de l'homme dans l'Europe de  ce début du XXI ème siècle relèvent de la victimisation et de l'imaginaire, tant qu'ils ne les subissent pas et restent conditionnés par l'hypnose médiatique dominante .

    Les francophones  déjà majoritairement africains pourront ils oublier  à quel points le pillage de l'Afrique et les drames de Lampudesa auront été traités  comme des extrapolations  hors sujet dans les mascarades parisiennes sur les droits de l'homme ? Parmi la foule des poètes de ce temps à qui ces propos sembleront excessifs il n'y aura pas de mal à déceler , si on n'a pas effacé leurs traces, lesquels   ont pris l'écoute de l'humanité harassée. Elsa et Aragon furent de ceux là en leur temps, au risque de digressions dérangeantes par rapport aux attentes de leurs contemporains confondant quiétisme et conscience en paix  . 

    Elsa et Aragon  craignaient qu'on efface ou dénature les traces de leur combat. Cela me semblait impossible, tant leur prestige semblait faire l'unanimité à la sortie de la deuxième guerre mondiale . Je n'avais pas assez vécu pour mesurer l'ampleur des désinformations programmées, quoique mon père  m'y ait fait allusion c'était d'ailleurs l 'exposé de toutes les injustices par lui subies qu'il  ressassait pour me convertir à son désespoir comme à une fatalité à laquelle on devait se résigner pour survivre.

    Mon père connaissait le contexte de la France africaine pas complètement libre, sur lequel Sembene Ousmane a fait un film  , narrant  un massacre de tirailleurs sénégalais par des officiers restés planqués en Afrique , et qui reluquaient leur solde à leur retour. Lorsque  les fascistes déguisés cherchèrent à désigner un meneur, ils avaient trouvé naturel de le reconnaître dans le tirailleur qui voyageait avec un livre d'Aragon, icône pour eux de la subversion. 

    Le chanteur Guy Béart était l'animateur d' une émission de télévision de grande audience, il voulut une fois que son émission soit centrée autour d'Aragon et d'Elsa Triolet, et ceux ci  m'invitèrent à les accompagner. 

    On me demanda de lire des poèmes, mais aussi de me sentir libre de m'exprimer librement, et je ne soupçonnais pas d'embûches. Je fus  spontané , et peut être sans m'en rendre compte ai-je été conduit  à des questions  embarrassantes  voire choquantes pour Elsa et Aragon... en tout cas je n'étais pas mal intentionné ...je ne connaissais pas les usages du milieu, puisqu'on m'incitait à me sentir libre. Peut être y avait il un accord là dessus entre Guy Béart et ses employeurs d'une part, et Guy Béart et ses invités d'autre part ,sur le fait qu'Il  ne fallait pas parler de politique dans cette émission, mais en fait  je ne voulais pas parler de politique partisane ou politicienne, bref  il y avait des tabous pas  explicites.

    On a pu  soupçonner dans mes propos des insinuations qui n'y étaient pas , et on a pu croire que je dénigrais  mes interloculeurs là où  en fait je voulais leur tendre une perche pour qu'ils s'expriment comme ils le faisaient en privé , mais évidemment je n'imaginais pas encore que tout ce qui est subtil et nuancé n'atteint pas les oreilles caricaturales . Bref en cette occasion comme en bien d'autres occasions publiques à Paris , j'ai eu l'impression de m'enliser dans les malentendus.

    Je lus un poème écrit pendant ma deuxième fugue , qui m'avait mené à Grasse, et un autre écrit dans la cave que mes grands parents m'avaient accordé  lorsqu'ils m'accueillirent aprés cette deuxième fugue .

    ''Ce n'est pas facile d'être jeune '', affirma Elsa dans cette émission '' car on n'a pas encore appris tellement de choses'',avait elle dit cela pour moi, comme s'ils voulaient amortir le décalage entre ma sensibilité à fleur de peau et l'ambiance bourgeoise des figurants issus d'un milieu où on ne met pas les pieds dans le plat ? Peut être je projette de façon abusive  ...je pris également pour une façon de me mettre à l'aise  la référence d'Aragon à la têtée lorsqu'il reconnaissait que jeune on ne connaissait rien d'autre. 

    Et ,disait-il aussi , lorsque les surréalistes étaient jeunes, ils étaient pris pour des fumistes, et Rimbaud n'était rien pour personne, sauf pour un tout petit nombre de gens.   A ma surprise , Aragon semblait en public encore valoriser ses copains Dada et surréalistes, alors  qu'en privé  j'avais l'impression qu'il ne prenait pas très au sérieux ses insolences d'alors et celles de ses compagnons . J'avais plutòt l'impression qu'il en jubilait en privé à cause de la cocasserie qui s'en dégageait , sans réelle nostalgie pour  toute la vie déréglée dont l'avait relevé Elsa  . 

     Lors de cette émission ''Bienvenue''  animée par Guy Béart , les questions des invités portèrent alors sur l'amour, la politique  et la place de la femme dans leur couple .Aragon confia  qu'en l'absence d'Elsa, il aurait l'impression d'affronter un récif sans phare. L'amour apparaissait à ce couple comme le principal des repères. L'amour conçu bien évidemment dans la  bonté et non réduit aux fantasmes ou à une antidote  à la solitude .Enfin Aragon affirma explicitement que la politique lui paraissait secondaire par rapport à l'amour.

    Lorsqu'on demanda à Elsa à quoi elle croyait  , elle répondit que c'était à la bonté inconsciente , spontanée. Non pas celle où on se raisonne pour dire 'je vais être bon", ou "je suis bon", mais celle qui s'exprime à l'état de réflexe.

    J'avais été vraiment perplexe de lire " il n'y a pas d'amour heureux" que je leur demandai  ce que cela avait signifié pour eux. Les relations entre la femme et l'homme seraient -elles si compliquées , même à leur niveau  ? La réponse : " l'amour ne peut se contenter de son propre bonheur... il y avait beaucoup de malheur tout autour, cela n'empêchait pas l'amour entre nous , mais la vie continue ... lorsque les évènements extérieurs sont d'un certain poids, ils se reflètent dans la poésie ". Comme il est difficile de percevoir ce poids des chantages historiques autrement qu'en théorie, sans les suggestions diaboliques qu'ils tentent  de répandre dans le subconscient et les nerfs ...

    Quelqu'un demanda à Elsa si son rôle d'écrivain l'avait aidée en tant que femme. Celle-ci répondit   : " Une femme disponible est une femme faible,de sorte que je n'ai pas connu les misères de femme, je me suis choisie pour juge ". A un autre moment , elle avance une idée qui lui était familière dans nos conversations , à savoir que les poètes pressentent l'inconnaissable, ce qui n'est pas pénétrable par la science, et qu'ils l'expriment. Je dirai mème que l'art  est porteur des virtualités de l'espèce, de ses évolutions et de ses régressions selon les artistes, mème quand leur style les rapproche.

    Aragon avait jadis écrit " le monde à bas , je le bâtis plus beau ! ". Une phrase qui pour moi résumait le sens de l'initiative artistique : refuser l'ambiance zombie et se construire dans l'espérance , que ce soit par la révolte ou des choix de vie fertiles , comme dans un poème d'amour ou une danse. Alors voilà que je demandai à Aragon de faire le bilan de cette annonce, pensant qu'il allait répondre comme je l'aurais fait, à savoir que la poésie tisse des bulles d'utopie éventuellement contagieuses. Mais non ,et  j'ai  eu alors l'impression, peut-être à tort qu'il a cru que je lui reprochais  de ne pas avoir été à la hauteur, car il répondit qu'il est toujours possible de faire plus beau que nature, voire plus laid, mais qu'il ne s'étonnait pas de n'avoir pu relever un tel défi concernant le monde ! A mes yeux il l'avait tout de même réalisé ce programme d'un monde plus beau ,à l'échelle de leur couple , au point qu'il devienne  mythique.

    Aragon ajouta que  quand  on est jeune on n'est pas modeste, et qu'ensuite on réduit ses ambitions à ce que l'on a pu faire ... "changer l'homme c'est ambitieux ... j'ai toute ma vie bataillé pour la liberté des écrivains, donc la liberté  politique ... " , et il estimait que ce serait déjà beaucoup s'il laissait la trace d'une simple tendance d'esprit, si on se souvenait un jour qu'un homme comme lui n'a pas aimé certaines choses ... .A ce stade de son existence , il avait alors l'âge que j'ai presque atteint aujourd'hui.

    Dans cette émission on me demanda quels étaient les poètes que j'aimais le plus lire ... je répondis Michaux  , Artaud,  Duprey  ... et la moitié d'Aragon  . Cela manquait il de tact  ? En tous cas mes protecteurs ne m'en tinrent pas rigueur, je crois que leur fibre maternelle et paternelle pouvait même comprendre cela , même si en public ils me vouvoyaient tandis qu'ils me tutoyaient en privé ou en m'écrivant .

     Eh oui, ce que je préférais dans les écritures d'Aragon, c'étaient ses poèmes à Elsa, je les prenais au mot et m'en imbibais  comme de recettes d'amour et en connaissais des strophes par coeur. C'était à mon avis la part de son oeuvre qui avait fait de leur couple un mythe agissant sur les consciences, un modèle à suivre. Certes l'idolâtrie des sublimations amoureuses se dévoile souvent illusoire, mais elle exprime un degré d'aspiration sincère qui ouvre une voie aux consciences.

    Puis c'est par l'entremise d'Elsa qu'Aragon semblait  avoir ouvert son coeur à l'humble camaraderie humaine des hommes de bonne volonté, en dépassant le narcissisme débridé  et son illusionnisme  , fut-il de style surréaliste .Et puis , il y avait eu  l'audace de ces regrets publics d'avoir été un temps hypnotisé par les paillettes de l'arrogance idéologique et de la langue de bois exaltée ... Le cléricalisme a réponse à tout, à cause d'un esprit de système virtuose. Mais quel progrès pour la science, l'art, la spiritualité, que de s'avouer vulnérable à l'erreur, semblablement aux autres hommes, ne serait-ce que pour nous inciter à savoir perdre la face pour nous reconstruire.

    La sincérité d'Elsa apparait nettement dans ses livres ,ce  fut de rester un témoin des signes extérieurs d'inquisition même lorsqu'ils ne concernaient plus que des minorités et que la bête immonde semblait vaincue, par exemple après la libération.  Les indignations elles mêmes sont  en effet tellement  sujettes à la mode des Ponce Pilate ... il suffit de changer le mot camp de concentration en camp de rétention, et voilà  que l'éthique semble sauvée et que les révolutionnaires  ou les humanistes  se comportent comme des féodaux insensibles ,mème  sous la bannière du socialisme, ou celle des libertés et des droits de l'homme. L'imposture des mots visibles trahis par les actes invisibles pousse alors les victimes à avouer des actes qu'ils n'ont pas commis, à avoir honte de leur déchéance, voire à s'automutiler pour donner une forme visible à l'angoisse où ils doivent suffoquer.

    La leçon d'Elsa et d'Aragon fut aussi de m'aider à  percevoir qu'à travers le théâtre mensonger du monde, la fiction voire le mythe pouvaient accoucher de véridicité et de lucidité.  Alors  que bien des capitulations devant la tricherie sociale se déguisent en victoires de la sagesse , il peut subsister,sous les allures de l'adaptation au théâtre mondain, surtout lorsqu'on y est déjà intégré, la possibilité d'être un acteur de son dynamitage progressif . Ainsi peut-on  un peu, peut-être,au coeur même  des sphères de décision, contribuer à renverser progressivement  les hiérarchies de la conscience humaine . Une façon d'éviter  la crucifixion par une forme de théâtre quotidien assumé avec distanciation.

    Je me suis limité ici à ne parler que d'Aragon et Elsa et de moi même à leur rencontre, mais lors de cette émission et à bien d'autres occasions  je  fus en contact avec toute une variété de caractères humains, et je ne pus que constater que le Paris des artistes et des littérateurs était  le plus souvent une lamentable mascarade de mesquinerie, de snobisme , de caprice et de vanité et  je n'eus ensuite jamais le regret de m'en éloigner , au lieu d'y faire fructifier les opportunités que mes deux protecteurs m'avaient  rendu accessibles. Je raconterai ailleurs ce que j'ai observé ou vécu dans cette faune. Il y avait presque seulement Catherine Ribeiro dont l'authenticité et les qualités tranchaient positivement avec le contexte des arrivistes . Bien sûr l'être humain n'est pas souvent plus reluisant aiilleurs, je l'ai vu ensuite, mais avec moins de tapage , il existe dans la nature des îlôts de bonté  et de responsabilité humaines revigorantes comme le grand air, même s'ils ne sont pas affichés comme tels par ceux qui les entourent.

    A Paris, Elsa et Aragon m'ont paru comme d'atypiques survivants de l'humanité, assumant par fatalité un rôle de pédagogue au coeur de cette faune tourbillonnante et superficielle qui réduisait le monde à ses projections virtuelles . Car le jeu des égos animaux produit en permanence des malentendus, dès qu'on ne se contente pas de s'illustrer dans les conventions . Bougainville ne racontait il pas qu'une fois de retour à Paris, il y rencontrait des savants qui pensaient pouvoir témoigner de Tahiti mieux que lui, quoiqu'ils n'aient fait que lire son récit ...

      En toute contrée il y a des survivants de l'humanité,parfois presqu'anonymes, et qui sont aussi de  vrais maîtres pétris de vertus malgré leurs limites, tandis qu'une  foule d' héritiers supposés défigure la signification des héritages culturels et autres, qui deviennent des faire-valoir , des chasses gardées et non plus des semences d'évolution spirituelle et sociale pour l'espèce humaine . Mes protecteurs avaient compris  que la superficialité aimante, mais qu'elle peut devenir une invitation à approfondir, et pour sauver l'optimisme , ils modéraient de façon réaliste leurs espoirs dans les capacités de l'humanité  à mettre en oeuvre les idéaux qu'elle grave en lettres d'or sur ses étendards. 

    Les royalties que j'avais finalement encaissées à ma majorité légale furent aussitôt destinées à l'organisation de  ma vie future qui était prévue désormais pour Bali , où je partis en 1970 pour quelques mois  afin d'étudier  la danse . Je n'en revins qu'avec le plan de mieux m'organiser pour y retourner. A la descente de l'avion du retour, je m'étais  précipité au cours de Roger Ribes avec un xylophone de joget bungbung en guise de cadeau, avant même d'aller me reposer du voyage dans la bicoque louée à Saint Mandé, un ancien grenier à grain qui avait survécu cerné d'immeubles.

    Le temps vint où, pour gravir les ultimes escaliers plutôt abrupts menant à leur demeure , Aragon fit installer pour Elsa un siège à la place de la rampe, un siège avec un moteur pour la hisser mécaniquement jusqu'à la porte ... là je fus glacé d'effroi ... Elsa parlait pourtant de la mort prochaine avec sérénité, comme d'un chapitre de roman ... le rossignol chante avant de mourir ...j'étais encore bien jeune et cette déchéance physique d'Elsa me plongeait dans une tristesse profonde, comme si ce sort allait être le mien un jour, je ne pouvais pas encore voir comment la soi disant mort pouvait être une victoire de la vie ... A chaque visite Aragon m'offrait des livres , notamment les éditions grand format de ceux qui portaient le nom d'Elsa, et leur légende était pour moi un modèle d'autant plus que le couple de mes parents était désaccordé et que j'aspirais à une harmonie durable dans ma vie de couple.

    Comment, de toutes façons , ne pas célébrer cette obsession de vouloir croire à l'amour  et au progrés de l'humanité qui peut s'en inspirer, en dépit de toutes les limites humaines qui pourraient nous rendre sceptiques ? N'en suis je pas encore à 64 ans à danser mon Théâtron de sorte à prendre mes distances avec les règles du jeu de la termitière tout en cultivant des reflexes  capables de concrétiser l'utopie ,au moins dans ma sphère personnelle de liberté . Celui qui capitule pour avoir la paix est mieux dévoré que celui qui ruse avec les puissances prédatrices, et extirpe  de lui même leurs instincts tenaces .Par une concentration  des cinq sens articulée au mental,  le théàtre catalytique est une méthode pour exorciser les sequelles des  terribles épreuves de la vie, imposées par le réalisme  de l'identité prédatrice de l'espèce humaine au stade primitif actuel ... le rêve peut chroniquement ensemencer la vie quotidienne.

     Dans ''La Lumière de Stendhal'', dont Aragon m'avait offert un exemplaire ,j'avais lu , à propos de  ''Sisyphe et la Mort'' de Robert Merle: ''Ce sont les notables qui font alliance avec la Mort, pour dompter la plèbe, le maintien de leurs privilèges exigeant le maintien de la Mort dans le monde''. A cette constatation fit plus tard écho pour moi  le vers d'Aurobindo traduit par Mira  Alfassa : ''Dans la région de la Mort rapatrier l'immortalité''( Savitri, livre X, chant III). Pour moi , aujourd'hui, la vraie vie est dans l'âme, les corps s'ils n'assument pas son rayonnement, sont des fantômes  .

    Depuis que j'ai vécu dans le théâtre balinais , je le sais plus proche de celui de La Fontaine que des cris de Duprey et des sophismes d'Artaud. Je reste sensible au merveilleux normal de Michaux pour consoler son Plume, mais les chants de Rumi m'y recentrent de façon plus définitive. Mais quoi de plus précieux , pour ne pas avoir à renoncer à l'évolution de l'espèce que d'avoir encore accès à des  consciences  comme celles d'  Elsa et Aragon qui , avec moins de sectarisme que  Gandhi, nous rappellent de ce que les injustices subies par quelques uns sont des atteintes à la bonne ambiance de vie pour tous.

    Arriva un télégramme , car je n'avais pas le téléphone, pour annoncer le décès d'Elsa. Elisabeth était absente de Paris .Aragon me demandait de venir immédiatement , ce que je fis . Il me fit alors monter dans sa voiture, s'assit  devant à côté de son chauffeur  et nous partîmes tous trois vers la maison de campagne à Saint Arnoult ,  où Elsa allait être enterrée. Il n'y avait aucune distance protocolaire entre  Aragon et son chauffeur, qui semblait lui même assumer son rôle dans une famille communiste.  La campagne avait des éclats jaunes , avec des champs inondés d'épis, alternant avec la verdure, et au delà de la grille  du  moulin de Villeneuve, il y avait un couple de serviteurs qui nous préparèrent une boisson chaude, avant qu'Aragon ne leur donne congé ainsi qu'au chauffeur..

    Je restais seul avec Aragon dans cette propriété, il se gardait serein quoique triste, mais une tristesse sublimée par la légende qu'il avait su créer autour de sa vie avec Elsa, et où leur existence astrale  se poursuivait... il me montra dans le parc où il avait prévu qu'ils soient  tous deux enterrés , il évoqua les moments passés dans la barque avec elle dans le petit bassin de l'ancien moulin. Après la promenade il  me proposa de prendre une douche et d'aller m'allonger sur un lit, le temps qu'arrivent les invités .

    Je ne peux dire  qui furent  les premiers arrivés , car il me laissa dans la maison pour les accueillir dehors. Je restais dans un fauteuil à l'intérieur pour ne pas paraître importun en me mettant en avant, en allant rejoindre  ses amis en mème temps que lui . Seule une jeune femme  noire  pénétra dans la pièce pour s'asseoir en face de moi . c'était une danseuse américaine que j'avais vu sur la scène duspectacle '' le regard du sourd'' auquel m'avait emmené   Edmonde Charles Roux... 

    J'étais ravi de la présence de la présence  de cette jeune femme noire, tellement  dans le milieu de la danse je me sentais plus à l'aise, en toute simplicité, que dans le milieu des littérateurs, des peintres et des musiciens  ... sans doute parce que la pédagogie de Roger avait commencé par faire mettre nus tous ses éleves  , chacun les yeux bandés à son tour pendant que les autres les faisaient bouger en soulevant leurs  membres comme on joue avec un chaton ... Combien au contraire  je me sentais en porte à faux avec les égos d'artistes mondains qui généralement considéraient la danse comme un art mineur ou une sorte de défoulement , et  qui ,indulgents envers les plus ineptes  de leurs postures contracturées, étaient d'une intransigeance fanatique pour évaluer la qualité des danseurs.

    Pour moi le théâtre dansé était l'art qui les englobait tous et même donnait une respiration, une direction évolutive  à la vie, un art tellement exigeant qu'il rendait modeste . De là la communication et la complicité  m'étaient plus faciles avec ceux qui avaient pris l'habitude de s'entraîner tous les jours presque nus, à construire par la danse une harmonie dans leur corps, leur âme et les situations , sans médisances, dans l'Ecoute , l'humilité ...

     Lorqu'elle n'est pas juste une façon de s'intégrer à une cuistrerie de ballettomane, la danse est un art gratifiant qui fournit la récompense de nos efforts par la félicité de l'harmonie que l'on construit soi même. Le danseur sait d'où il danse mieux que le public, tandis que la plupart des autres artistes sont comme des papillons obsédés par se faire remarquer par le chat qui va les abattre d'un coup de griffe. Bien sûr tous les arts peuvent ètre des outils de résistance à l'anthropophagie , et la danse a été souvent un outil de prostitution, mais elle peut aider à se recentrer et à relativiser tout envol ... A l'époque elle  était une écriture sur le sable, alors qu'avec la démocratisation de la vidéo, elle ne l'est désormais pas moins que la ronde des mots... 

    Je restais longtemps seul  face à cette jeune actrice danseuse dans la connivence d' une sérénité yoguique, pleine de retenue car les circonstances ne se prêtaient pas à une tentative de rapprochement, et pourtant je sentais que nos présences silencieuses et les quelques mots prononcés irradiaient la vie comme il fallait en ces circonstances, avec la bénédiction d'Elsa et de son Louis ... je sentais comme le regard content d'Elsa venir flotter près de nous puis ressortir  car y avait de plus en plus de monde  devant la maison, avec beaucoup de conversations qui s'apaisèrent lorsqu'une voix forte avec un accent latino généreux commença en français un discours qui était comme chargé de fruits ... c'était Pablo Neruda ... 

    Cette voix forçait l'écoute tant elle me paraissait porteuse de vie , en net contraste avec celle de la plupart des écrivains même célèbres que j'avais croisés ici ou là... Les grands artistes, de mon point de vue  et c'est ce que furent Elsa et Aragon dans cette banlieue aride du monde qu'avait commencé à  devenir Paris ,ce sont des êtres qui sèment de la vie et transforment les murs en légendes  même après leur mort ,y compris lorsque tout leur environnement est en ruine ... leurs  oeuvres sont comme les miettes d'une trajectoire solaire pour réveiller l'espèce humaine de sa torpeur ... 

    Bien sûr ces miettes seront trouvées géniales ou dérisoires selon l'écoute de l'époque , mais elles montrent le chemin de l'évolution de la conscience créatrice, même si elles sont issues d'un corps de bête humaine avec ses limites... L'inspiration poétique ouvre des fenêtres  aux consciences prisonnières du temps et de l'espace, voire des sorties pour s'évader des limites. Je ne suis pas de ceux qui conteste aux millions de poètes le fait d'en être, je constate seulement que sont très rares ceux qui brûlent tout dans le feu du Phénix, et que cela arrive davantage à des danseurs anonymes et quelques fois à des poètes célèbres, qui alors donnent leurs chances aux aspirants artistes. Il y a beaucoup de poètes et d'artistes, mais combien d'humains capables de comprendre les injustices et les souffrances infligées aux exclus du Système ? Or participer à la création du monde, c'est une responsabilité au moins culturelle, et non juste faire la preuve qu'on s'intègre aux hiérarchies de la mode d'un temps et d'un lieu. 

    Il y eut ensuite le déplacement prés de la pierre tombale  , et avec mon âme  j'avais l'impression d'accompagner l' âme d' Elsa, que je ne pouvais identifier avec ce corps sans vie. Elle me paraissait présente par sa bonté dans le rayonnement Divin de la vie sur cette planète... Vu qu'au nom des religions la bête humaine  n'a cessé pendant des millénaires de promouvoir ses préjugés ,ses aveuglements, sa surdité, je ne trouvais pas étonnant que les vertus Divines aient pu rayonner davantage à partir du couple Elsa Aragon et de deux autres couples communistes qui m'avaient pris sous leur protection, celui de Rosette et André Remacle et celui de Charles et Nicole Martin, également d'anciens  résistants, quoique moins connus .Lorsqu'Elsa avait dit  croire avant tout à la bonté , je crois qu'elle avait fourni la définition même de ce qu'est Dieu pour moi aujourd'hui, á savoir l' Amour créateur de vie,  et qui reste un espace de connivence entre les âmes en dépit de la mort des corps.  Dans son roman ''l'Ame'', qu'elle m'avait offert avec la dédicace ''A Dominique, pour qu'il dise l'âme de demain'' voici ce qu'avait écrit Elsa :

    ''Nathalie frissonna dans son fauteuil . Les voilà qu'ils parlent de Dieu ! Un comble . Quand les hommes se mettent ensemble après diner, pour, enfin, pouvoir être à leur aise ... Christo était un homme . Et cette fumée ! Ce soir, la défense de fumer ne jouait pas , Nathalie  ne pouvait pas les ennuyer si gravement. Elle avait mal aux yeux et à la tête. Tout venait de ce qu'elle était assise trop loin et ne pouvait se déplacer , simplement une question de sièges poussés près des murs et , elle, restée au milieu ... Nathalie eut l'impression d'appartenir à l'âge de pierre, le monde s'éloignait, elle n'en percevait déjà plus que les feux arrière, à peine. Incapable de soutenir une conversation, même avec un enfant. Tous ses concepts de primaire dépassés , physique, chimie, arithmétique, disparaissant à l'horizon ... Et le concept chancelant de Dieu allait peut-être  reprendre son équilibre sur une base différente, avec un nom différent . Question de terminologie. // Elle ne les écoutait plus . Elle s'écoutait... Quelque chose d'encore jamais éprouvé ... la sensation d'être arrivée à la limite de sa vie.''

    Puis les invités quittèrent Saint Arnoult, et l'américaine partit avec une des célébrités présentes dans la voiture qui l'avait amenée . Je restais seul avec Aragon,et il me dit  : ''Il faut absolument que tu lises Peter Ibbetson, je vais te chercher ce livre''. Je le vis  scruter pas mal de temps ses étagères de livres, même dans les rayons en altitude. Ce bouquin, me disait il ,avait été tellement important pour lui, mais il ne le  retrouva pas.... Il revint alors avec un jeu d'épreuves de ''Matisse, roman'' ... Matisse était de loin mon peintre préféré ,dont j'ai d'ailleurs copié à ma façon , pour m'entraîner, pas mal de toiles dans mes carnets sous d'esquisses annotées que j'ai publiées sur le net, en marge des photos de mes propres peintures sur toile. Son jeu avec les couleurs m'a toujours inspiré, même davantage  que celui de Kandinsky, Gauguin et Miro . 

    Aragon me  fit s'asseoir à côté de lui devant une longue table de bois et se mit à me lire lentement son ouvrage tout en le corrigeant, et en me montrant les illustrations au fur et à mesure . Voilà comment nous passâmes le temps jusqu'au soir. Il me suggéra de passer la nuit dans une chambre et de repartir avec lui le lendemain matin . Puis je le vis se mettre à se raser . J'étais étonné qu'il se rase le soir, et il me répondit : '' Toi tu ne ne te rases pas le soir pour avoir la peau douce avant de te coucher avec Elisabeth ?'' A vrai dire, répondis  je ,personnellement je fais rarement l'amour la nuit , pour moi c'est plutòt  une activité du jour ... Devant ma réaction, Aragon poursuivit : ''Maintenant Elsa n'est plus là mais je continue comme si elle était là ''. 

    Au fil des questions qu'il me posa ensuite , il apprit que j'avais un entraînement  de danse le lendemain matin , avec mon ami d'alors Zia Mirabdolbaghi qui en même temps s'entraînait au dombak , ou zarb, et avec qui je partageais des projets d'art plastique  . Je ne ratais jamais aucune des occasions d'entraînement avec autrui ni même un cours, y compris quand  j'étais malade, car c'ètait dans cette nouvelle nature  que je me délivrais  de mon karma  héréditaire ,par une poésie totale de la vie sur tous les plans de la perception, pour y refondre mes hérédités .Je n'avais pas trop envie de dormir au Moulin, je ressentais cette nuit là venir une sort de froidure métallique  . Après que je lui aie confié ces impressions,  Aragon me proposa de téléphoner à son chauffeur  pour lui demander s'il pouvait  venir nous chercher , puis  dès son arrivée nous retournâmes tous trois à Paris où nous nous séparâmes.

    Apres le décès d'Elsa, je ne reçus plus de message pour passer d'urgence la visiter, aussi  il se passa quelques temps sans que je revoie Aragon. Puis un jour, alors que je sortais du cours de ballet contemporain de Rober Ribes , rue du Bac, voilà que je me retrouve sur le trottoir nez à nez avec lui. Joyeux, il me fait la bise et  me sort : '' Alors pourquoi tu ne viens plus me voir ?'' . En fait c'était parce que je n'étais jamais allé chez Elsa sans avoir reçu une invitation, donc je ne me voyais pas imposer ma présence de façon impromptue, vu que  je n'avais reçu aucune invitation. 

    En règle générale , je ne me souciais jamais de ma tenue vestimentaire ou plutôt je me promenais le plus souvent dans un habit orange qui avait l'avantage de permettre une mobilité complète de mes membres, c'était un vêtement d'une seule pièce qui avait toutes les qualités d'un collant , je me promenais dans cet accoutrement du fait que j'allais toujours d'un entraînement de danse à un autre, y ajoutant seulement un pull si le temps était trop frais, et  en salle, s'il faisait trop chaud, je me déshabillais pour ne garder qu'un maillot de bains . 

    Je ne changeais jamais de cet habit orange, je le lavais  et le faisais sécher à ma fenêtre ou au dessus du chauffage, c'était rapide car il était léger. La coupe de ce costume était ample pour danser en tous lieux, par exemple au bois de Vincennes mais aussi en toute circonstances urbaines . J'avais compris que la possibilité de réaliser mes rêves  dépendait de mon aptitude à m'épanouir dans l'ascèse, ainsi je n'aurai pas  à prostituer mon temps  , je survivrai avec le budget minimal qui était le seul que je puisse espérer en restant libre . J'avais l'impression de ne pas avoir besoin d'habits particulier pour plaire, à cette époque là il n'y avait quasiment que des femmes dans les cours de danse, et je me sentais apprécié sans avoir faire d'efforts , et certain qu'il serait vain de plaire à ceux qui étaient branchés sur les fringues de ville, et pour moi  s'il fallait m'habiller élégamment ce ne pouvait être qu'avec un costume de scène, pour danser.

    Ce que je voyais ce jour là , c'est  qu'Aragon déambulait dans un costume de ville très chic de couleur crème, avec une écharpe, ce n'était pas du tout le genre d'accoutrement que je lui connaissais jusqu'alors. Et lui dut remarquer que mon habit orange était usé , délavé avec des petites déchirures , car il me fit : ''. Tu dois être bien  fauché , je suppose, pour ètre si mal habillé'' . Sa coquetterie s'était décuplée depuis le décès d'Elsa, et j'avais entendu plus d'un bruit sur sa transformation,  et sur  ses penchants homosexuels dont j'avais imaginé qu'ils avaient été seulement ceux de sa jeunesse, avant Elsa.  Je me mis à redouter que l'affection réciproque qui s'était exprimée  avec distance entre nous ne s'exprime désormais  d'une façon embarrassante,  car seul le charme féminin m'exaltait physiquement. 

    Il m'était arrivé de me décider à céder aux avances d'amis homosexuels ou bisexuels ,notamment  mon maître de danse, tellement ils étaient attentionnés et serviables à mon égard, et tellement ils semblaient frustrés de ma distance, mais à peine  ils commençaient à frôler mon corps, j'étais pris d'un profond malaise , comme le mal de mer .Alors il m'était impossible de me forcer. Contrairement à un préjugé alors très répandu, tous les danseurs mâles n'étaient pas ''gays'', je ne fus jamais attiré par les hommes .Même les femmes me paraissaient généralement trop masculines , j'avais besoin de ce que l'on appelle en yoga tantrique l'ojas de la femme danseuse, c'est à dire ce rayonnement  ultra féminin créé par leur ondulation magnétique. Dès mes premiers cours de danse à Bali en 1971 Nyoman Djayus  m'avait expliqué comment alterner en moi même les vibrations manis et keras ( yin et yang) , et j'ai dans mon répertoire  aussi bien des danses réservés aux femmes qu'aux hommes, ainsi que des katas d'art martiaux  . Je peux aimer danser de façon féminine sans être pourtant attiré par les hommes. En Inde l'interprétation féminine est dite lasyan, elle est ondulée, tandis que l'interprétation masculine, tandava, est plutôt raide, et mon professeur Krishna Rao insista plus tard pour que j'imite le moins possible le style lasyan  qui s'exprimait tout autour, puisque ce sont surtout des femmes qui pratiquent la danse. 

    Personnellement, en improvisant mes fables dansées, j'oeuvre, selon les suggestions de Sri Agastyar, à rétablir  en moi même cet équilibre entre l'expression masculine et l'expression féminine que l'on pense pouvoir n'obtenir qu'en couple. Certes en couple , l'énergie est davantage réveillée ,  on a l'impression d'un passage de témoins, et de participer à l'humanité pour la fertiliser,  la vie corporelle fait sens ,  la félicité spirituelle parait  compatible avec le plaisir physique  . Néammoins  avec l'androgynat yoguique apparait une opportunité  de se soustraire à l'illusion des désirs et leur cortège de catastrophes , mais comment ne pas rester coincé dans l'horloge ? Hors de l' alchimie hétérosexuelle , mes relations avec autrui ne peuvent procurer que des extases intellectuelles, ce qui n'est pas moins intéressant que les relations physiques , mais dans les deux cas, l'accord nécessite une harmonie volontariste réciproque .

     Je sais pourtant que l'attraction instinctive est davantage prisée que l'ajustement harmonieux, mais en ce qui me concerne le sexe n'existe pas en soi, pas plus que l'oreille et les yeux, et le mental dépollué par le feu du Phénix devient le coordinateur des sens et le scrutateur de la Conscience cosmique .L'intellect est un  pôle électrique  qui à son paroxysme  devient magnétique , ce qui attire vers le sexe de la personne au mental rayonnant, et si on se prète au jeu , le mental devenant magnétique, c'est le sexe qui devient électrique . S'ensuit un courant alternatif qui entre les partenaires inverse continûment les pôles masculins et féminins. De là , que désirer ? Désirer c'est prendre le risque d'une impasse de plus dans la destinée animale, alors autant contempler le Je cosmique à l'oeuvre , le souffle qui anime la marionnette d'os, mème en parlant  avec le langage  limité de l'humain, s'il y a un désir d'écoute .

     Je bafouillais, pour répondre à Aragon : '' C'est clair que je suis fauché, je ne sors que pour la danse, et seulement là où c'est gratuit''. et voilà  qu'il me réplique , en se désignant de la main : ''Alors si tu es fauché  pourquoi tu ne demandes pas à papa ? Viens, je vais t'acheter une chemise et un pantalon'' . J'étais confus et j'expliquais  que j'avais juste besoin de vêtements pour prendre le métro d'un cours de danse à l'autre , que j'avais horreur de me sentir serré dans des tissus , sans pouvoir lever bras ou genou à ma guise , et horreur  du cinéma mondain, où en plus, désargenté comme j'étais, je ne pouvais accompagner aucune consommation .

     En fait avec cette disposition d'esprit, je me sentais riche comme la nature, je n'ai découvert que j'étais pauvre que vers soixante ans, quand des parasites identitaires avec pouvoirs de rétention, d'expulsion ou d'interdiction de séjour ont refusé visa ou carte de séjour à mon épouse parce que socialement je n'avais pas assez d'argent en banque . Là j'ai compris que le vrai diplôme chez les fascistes assassins de Lorca ou de Manouchian, c'est l'argent, ou la couleur de la peau , et que l'ascèse lorsqu'elle porte chance porte ombrage à ceux dont la créativité se limite à dompter les esprits par la matière. Jusqu'à ce qu'on me demande de montrer tant d'argent pour que soit respectés mes droits de citoyens , jusqu'à  ce  que cette règle du jeu m'oblige à me ruiner judiciairement et en acrobaties économiques je pensais être riche parce que je l'étais en amour, en ferveur studieuse et en air pur.

    Car déjà à la fin de mon adolescence , après une lettre de Simonne Jacquemard  reçue dans un établissement psychiatrique où m'avait placé ma famille, je m'étais  mis  , pour m'affranchir de toute trace de l'identité grégaire,  sur la voie d'un yoga centré sur mes ressources intérieures. Les bars , les restaurants, les  divertissements étaient pour les autres, ils n'illusionnèrent jamais mes désirs. Bien sùr je n'étais pas contre la réussite sociale pourvu qu'on soit aimanté par l'utopie  de vie dans laquelle je commençais à m'insulariser, mais je n'avais déjà aucune motivation à faire des concessions pour plaire selon les normes vestimentaires de mes contemporains. Bref je vivais sur le plan de mes choix de conscience. Cependant  j'étais vraiment  ravi d'entendre Aragon  exprimer son affection en me parlant comme à un fils d'une façon dont mon père fut toujours incapable. C'était comme être adoubé par l'enchanteur Merlin dans le monde Réel, avec un mot de passe pour dégainer Excalibur du rocher où l'épée avait été plantée.

    Aragon me parut réjoui de retrouver mon franc parler, et mon type d'ambition  dénuée d'arrivisme, et ajouta : ''Bon ,viens à la maison, qu'on discute un petit peu'' . La rue de Varenne était toute proche, nous gravîmes  les escaliers et il me fit asseoir en face de lui dans son bureau, dans lequel je n'étais jamais entré...  En effet du temps d'Elsa on se rencontrait dans le salon, c'était avec elle que je conversais, et lui passait de temps en temps, comme pour nous observer, ou s'il stationnait, c'était pour savourer et jubiler d'observer la relation de type maternel qu'Elsa entretenait à mon égard pour tenter de me sauver du Déluge.

     S'il parlait, sollicité par Elsa , il se transformait alors pour moi en statue du Commandeur, ce qui suscitait chez elle un regard tendre et ironique  . Bref au temps d'Elsa je n' avais pas connu Aragon familier. Lors de l'enterrement j'avais senti que ma compagnie lui faisait du bien , j'étais certain d'avoir été proche de son coeur, je suppose parce que j'avais été avant tout le  protégé d'Elsa. J'avais senti que ma présence le mettait à l'aise car elle ne nécessitait  ni  grands discours ni  conversation nourrie. Maintenant donc ,  allais je avoir avec lui une communication décontractée comme celle que j'avais eu avec Elsa ? 

    Moi j'avais attendu d'être invité  pour ne pas avoir l'impression de m'imposer, et ce jour où je m'assis dans son bureau  je le découvris différent de ce que je l'avais connu auparavant. Bien sûr il ne pouvait parler que de sa mythologie dans l'Histoire , mais la statue n'était plus de pierre ou de carton pâte, c'est comme si la douleur du deuil l'avait transformé, et que la douceur de l'âge meurtri l'ait précipité vers des réflexes de complicité adolescente ... d'ailleurs il disait avoir du mal à supporter la fréquentation des vieux cons , et là forcément je reconnaissais une affinité, puisque j'étais allergique aux pantins  du milieu artistique et littéraire tellement hypocrite et vaniteux, où l'accessoire mille fois ressassé  empêche de communiquer sur l'essentiel qu'est la simplicité des aspirations humaines matérielles et spirituelles. Je ne dis pas que les autres milieux sont plus fiables, mais que les poètes font comme s'ils suffisait d'annôner de grands mots avec grand style pour se faire passer pour voyants, lucides, prophètes... le cléricalisme est mortifère, mème avec une rhétorique anti conformiste.

    Nous étions face à face assis chacun d'un côté de son bureau, et   Aragon  se lança encore dans ses souvenirs, mais comme s' il ne s'agissait plus  d'un temps révolu, mais d'un temps presque retrouvé. Puis voilà qu'il me sortit, après m'avoir toisé de façon songeuse et amusée : '' Tu me fais exactement penser à moi quand j'allais rendre visite à Barrès'' . J'étais plutôt stupéfait, car il venait de me parler de sa rencontre avec Apollinaire et maintenant c'était  Barrès, carrément un homme de droite, loin de partager comme moi   les opinions de Jaurès sur les nationalismes ... Jaurès, qui  a même écrit des poèmes mystiques d'autant plus  plus convaincants qu'il n'instrumentalisait pas le mot Dieu dans ses discours politiques...  Je savais que Barres  avait compté  pour Aragon , mais de là à se comparer à lui ....j'exprimais mon étonnement. Il me répondit quelque chose comme : '' Tu sais, petit, l'important ce sont les hommes eux mêmes, leurs qualités personnelles, et puis  dans la vie , quand on est à la poursuite d'un idéal, on ne sait pas tout de suite quel sera son visage''. Néammoins  moi à dix ans , ce n'est pas Barrès qui m'avait exalté   mais '' les Mille et une Nuits'' , l'édition illustrée d'Antoine Galland.

    ''Mais, me récriais je , je suis tellement différent de ce que vous étiez à cette époque... '' Il poursuivit : '' Tu es quand même avec une Elisa, l'amour à l'amour ressemble... quoique .... c'est vrai, ton visage me fait plutôt penser à celui de Desnos'' et il partit sur une longue tirade sur Desnos des temps surréalistes jusqu'à sa fin. ''J'espère'', dis je'' que mon destin ne sera pas aussi tragique...'' ... peut être me voyait il maintenant ressemblant à Desnos,à cause de mes yeux obstinément cernés ... J'avais l'impression qu'Aragon dansait avec les mots  au fil du temps qui passe, pour imprégner de la flamme d'éternité l'instrument  passagèr du corps parlant, écrivant, et qu'il s'absorbait parfois dans ce que les dalangs conteurs malais du théâtre d'ombre, appellent lupa - l'Oubli - dont ils s'enivrent alors extatiquement, à force de mémoire.

    Je me remis à passer voir Aragon  rue de Varenne et un jour je  lui demandai pourquoi il avait refusé d'être le candidat du Parti communiste à une élection présidentielle où il en avait été question, cela lui avait été suggéré . Dans ma naïveté je supposais qu'un président vraiment sincère comme lui  aurait pu inspirer une révolution véritable  . Il me répondit  : ''Tu sais, fils, la Révolution a déjà eu lieu '' .... '' Ah bon, quand ? ''lui répliquais je , étonné. '' Mais en 1989  ! ''me fit-il , ''et on n'a mème pas mis en oeuvre toutes les possibilités démocratiques  qu'elle a rendu possible .... ''

    Aragon  me demanda une autre fois  si j'avais un livre en cours, je lui parlais de LA SCIENCE FICTION C'EST NOUS dont je venais de finir une version.  Il me dit de  lui apporter ça. En fait ce livre est le dernier de ma première époque , et alors que je le finissais, j'avais commencé les PICTOGRAPHIES , la première oeuvre  de ma deuxième époque, où apparait l'oiseau du Paradis  .Ma première époque d'adolescence s'achevait avec une auto-psychanalyse personnelle élargie à celle de la planète... j'en avais déduit que l'exploration psychanalytique  ne peut changer un destin, juste nous adapter aux vasanas , aux traces des déterminismes  dans notre destin, et aux vikalpas, au bruit psychique qu'elles font. La découverte livresque de ces concepts m'inclina vers une rupture identitaire plus radicale. Je n'étais plus artiste pour me faire comprendre mais pour me construire, les arts seraient désormais pour moi des outils yoguiques d'expansion et de rétraction des sens . Comme on le constata dans le journal ''Le Monde'', j' avais déçu les attentes placées en moi. Car mes attentes à moi étaient très loin de ceux qui jugeaient de tout dans leurs chapelles . 

    Mes PICTOGRAPHIES , c'étaient  des dessins . J'y  apparais  d'abord prisonnier dans une caverne, et dehors  un  Phénix guide ma danse ,  prête  à affronter des avalanches de rocs de le  le rejoindre ,à la façon d'un éclair. Puis je m'envole sur la grille qui m'emprisonnait, ma tête devient un soleil ... En ces temps là , je n'avais pas encore découpé  ces Pictographies comme une succession de poèmes avec des titres. Il  s'agissait alors d'un rouleau de papier dessiné , je pensais que cela allait déboucher sur  une commande de fresque  géante avec les participations  de mes amis Zia Mirabdolbaghi et Alain Sabatier, car ce dernier  nous annonçait  une commande du Musée d'Art Moderne qui ne se concrétisa jamais. La maquette d'un épisode de cette fresque  était affichée en permanence, en grand ,sur le mur de l'appartement de Zia.

     

    Alain , Zia et moi avions  oeuvrions alors au sein de  la Horde Catalytique, à l'origine un groupe de jeunes artistes produisant des improvisations  de musique contemporaine sur des instruments de toutes origines culturelles. Edmonde Charles Roux, nous avait invité à jouer dans une émission de télévision qui lui était consacrée, et  Aragon vint assister à un de nos concerts lors du Festival de jazz du Vieux Colombier de 1971 .Dans ''les Lettres Françaises''  il  nous donna  l'occasion de publier nos manifestes pour annoncer ce concert.  A la fin du spectacle, il vint nous saluer sur scène mais mes camarades d'alors se défilèrent, l'un d'eux se montra même impoli à son égard, sans même prendre le temps  de recevoir sa main tendue, comme s'il craignait de se compromettre avec le revenant d'un monde obsolète. Heureusement Aragon savait comment les jeunes artistes , comme à son époque, avaient tendance à l'arrogance vis à vis des anciens . Je restais seul alors avec Aragon, à expliquer qu'ils étaient intimidés et devaient d'urgence débarrasser le matériel , car les responsables du théâtre avaient demandé de  vider la scène  après le spectacle . . 

    Ce groupe cessa d'exister lorsque je partis m'installer à Bali en janvier 1974 ,les membres se dispersèrent, puis je fus pendant plusieurs décennies seul à me réclamer d'un art catalytique et en proposer des définitions et mises en pratique . Finalement  en 2013 me vint l'idée de  ressusciter  cette Horde catalytique sur internet en y accueillant plusieurs amis  poètes et artistes, comme Patrick Quillier,  Alexandre Gerbi, Jay Cee , André Orphal, Sylvia Bagli et je ne cite ici que les participants les plus concernés , les autres savent qu'ils peuvent également se réclamer explicitement de ce groupe dans leur vie publique  , que leurs initiatives sont bienvenues au nom du groupe, dans le respect des individualités, dans la mesure où ils partagent notre conception de l'art comme outil de l'évolution de l'espèce humaine, comme catalyse fusionniste. Un groupe qui réunit plusieurs dizaines d'artistes et auteurs dans la mise en scène virtuelle de l'Histoire de ce siècle 21.

    Aragon confia le manuscrit de LA SCIENCE FICTION C'EST NOUS à Edmonde Charles Roux qui l'apporta à Eric Losfeld et celui ci le publia, avec une photo du concert du Vieux Colombier en 4ème page de couverture. A chacune de mes visites Aragon continua   à me donner de ses livres ou d'autres  , d'Elsa ou une anthologie d'écrits sur l'art par Eluard. Certains ont disparu , comme pas mal d'archives car lorsque je partis  vivre  en Asie , ce fut  juste avec un sac, et donc lorsque je revins beaucoup plus tard chercher mes affaires , l'appartement étant resté occupé par des amis du groupe,je n'ai pas tout retrouvé.

    Elsa , Aragon ,puis Edmonde n'avaient jamais économisé leur soutien pour que je puisse réaliser mes projets, ils savaient téléphoner avec insistance pour débloquer des crédits, qui quoique maigres , suffirent presque à m'organiser à Bali et en Inde ( où j'eus ensuite d'autres faibles sources de revenus, travaillant dans des institutions françaises avec un salaire indien, c'était alors 20 fois moins qu'un salaire français. J'ai vu des amis artistes, dont je parlerai ailleurs peut être , claquer en quelques semaines des sommes  du genre de celles qui me permirent d'étudier des années en ascète , quoique presque continûment en couple . Pour des questions liées à la difficulté d'obtenir des visas permanents , et parce que j'étais intéressé par étudier dans ces deux pays, ma vie allait se partager entre eux une dizaine d'années, passées à apprendre, présenter  puis organiser et créer des danses , avec la bienveillance complices de mes professeurs. 

    Je revins à Paris  en décembre 1977 soutenir une thèse sous le titre ''Animations corporelles à supports mythique, rythmique et rituel en Inde et en Indonésie'' . La soutenance était suivie d'une présentation de la première version de mon théâtre des oiseaux de Paradis, qui combinait des ressources de danse de plusieurs origines, européenne et asiatique. J'avais envoyé d'Inde une invitation à Aragon mais je n'eus aucune réponse et je ne le vis pas arriver le jour venu. A l'époque il n'existait pas de téléphone portable  et  en Inde je vivais loin de tout téléphone fixe, je ne téléphonais jamais. J'avais prévu de réduire au minimum la durée de mon séjour en France , pour ne pas m'éloigner trop longtemps de ma nouvelle compagne et partenaire Christine  et des cours que j'animais dans plusieurs villages.

    Et voilà qu'après la soutenance, quelques jours avant la date programmée de mon vol de retour pour l'Inde, je reçois à Marseille un long télégramme d'Aragon m'expliquant qu'il avait reçu l'invitation trop tard à cause d'une grève, la date était dépassée . Il voulait absolument que je le visite  avant de repartir. Dans un deuxième télégramme qu'il m'envoya peu après télégramme , il affirmait que mes envois d'images ´´etaient  affichés sur son mur. Il s'agissait en particulier, vis je plus tard, d'une photo de moi dansant dans un temple balinais,prise en 1974. Je n'avais à l'époque eu aucun appareil de photo, j'avais donné à mon maître Ida Bagous Ktut Raï Datah tout ce que j'avais alors pour qu'il puisse se construire un toit qui protège sa famille de la pluie, et pour qu'il me nourrisse et m'instruise toute l'année. C'est son cousin le peintre Astawa qui m'avait offert cette série de photos .Le télégramme me parvint chez mes parents où j'étais de passage, je m'apprêtais à prendre le train pour Paris et de là , l'avion pour le retour en Inde. Après avoir atteint la gare Saint Lazare, je me rendis directement au domicile d'Aragon.

    Il me parut vieilli, comme  flottant parmi ses propres meubles. Il me parla d'abord de ses dentiers, qu'il ne cessait d'égarer dans l'appartement, sans parvenir à les retrouver, ce qui l'obligeait à en acheter de nouveaux, il me disait les prix, il se désolait des prix . Face à son affolement et à ses redondances, je sentais monter en moi une angoisse. Je lui demandais ce qu'il écrivait en ce moment, il me répondit qu'il n'écrivait plus ces temps, et qu'il allait faire de son éditeur Gallimard  son héritier. En fait il semblerait qu'il a changé de décision par la suite, à moins que son exécuteur testamentaire ne soit chargé  de ce plan sous une forme ou une autre.

    En tous cas, j'étais surpris car Aragon m'avait jadis recommandé de reprendre le copyright de mes livres imprimés  dès que je le pourrai, ce que j'avais fait pour mes livres lorsque les délais de réédition prévus par les contrats étaient dépassés. Pour moi, cela correspondait à un désir de produire de meilleures versions de mes poèmes  et de les mettre en musique. Je lui remémorais ce conseil, mais il m'expliqua que s'il m'avait dit cela c'est qu'il lui avait fallu attendre au dela de ses cinquante ,à 60 ans, pour que les royalties de ses écrits lui permettent vraiment d'en vivre. Mais là avec Gallimard ce serait un contrat pour que l'éditeur réédite les ''oeuvres croisées'' pendant cinquante ans après sa mort. 

    J'étais carrément étonné qu'il s'inquiète de sa postérité , tant elle semblait assurée . Je lui demandais alors s'il craignait vraiment de tomber dans l'oubli, cela me semblait tellement invraissemblable, il était désormais reconnu comme une référence centrale dans l'histoire littéraire du XXème siècle ... Mais  il me répondit , l'air inquiet, qu'en fait tout dépendait des orientations politiques du futur , rien n'était gagné d'avance.... contrairement à ce que j'imaginais, une résurgence de la barbarie fasciste serait encore possible, sous d'autres masques,  qui ringardiserait tout ce à quoi lui et Elsa  avaient cru ... 

    Je dois dire qu'il m'a fallu attendre de connaìtre  avec mon épouse actuelle les tribulations des couples franco étrangers au XXI ème siècle pour comprendre à quel point il avait vu juste et  avec quelle subtilité il est devenu de plus en plus possible en France  de neutraliser par de nouvelles doxas médiatisées toutes sortes de  témoignages véridiques , fussent ils abondamment étayés ... Aragon savait que l'Histoire connaissait divers procédés de falsification depuis des siècles, et qu'ils ne resteraient pas nécessairement  le monopole des fascismes explicites et du stalinisme du siècle 20...

     Même lorsque s'y pratiquait le massacre amérindien et l'esclavage, les Etats Unis d'Amérique se proclamaient bastions des libertés et de l'espérance humaine, et cela faisait consensus en Europe . Il n'y a que lorsqu'un pouvoir est vaincu que ses méfaits sont mis en relief . L'Europe se prétend actuellement le bastion des droits de l'homme, il suffit pour le croire de ne pas en avoir vécu le déni, et lorsque je rapporte avec force détail tout ce dont j'ai été le témoin ou que j'ai subi depuis que je vis avec Nim , mon actuelle épouse , d'origine africaine, je vois que je me grille chez les intellectuels médiatisés et que je peux passer dans ma propre famille pour un fou qui invente , exagère,par parti-pris idéologique, un conspirationniste farfelu et victimiste.  

    Partout, les privilèges des nomenklaturas et des exploiteurs réduisent leur entendement, et comme les castes nanties estiment leurs privilèges basés sur leurs mérites personnels, ceux qui sont traités comme bétail leur paraissent nécessairement avoir mérité les tribulations de leur karma.  Lorsque juifs, palestiniens, tatars, roms, tutsis , couples franco-étrangers ,  homosexuels vivent sous une épée de Damocles dans un pays , ce qui a toutes sortes de conséquences pratiques asphyxiantes, cela est rarement reconnu  par leurs contemporains ,pas même par les minorités auparavant persécutées , et qui au contraire conçoivent comme raisonnables les nouvelles ségrégations qu'elles exercent, sans en peser les conséquences , puisqu'elles ne sont médiatisées que pour les minimiser */note 3. Ce n'est que lorsqu'il est trop tard  et que l'épée de Damocles est irréversiblement tombée, que l'on dénonce reconnaìtre le mal, et encore ...

    Mais Aragon avait vécu la période de la gouvernance pétainiste et Elsa avait témoigné sur les lendemains de la libération, et donc ils savaient comment on fabrique ou ruine les réputations, comment le résistant avait été  nommé terroriste, puis comment l'opportuniste avait été capable d'antidater ses retournements de veste, et de se servir des mots comme d'une fausse monnaie . Aragon  savait, lui, qu'il suffisait , pour des gens de pouvoir ayant des complicités médiatiques, de lancer l'opprobe sur tel ou tel auteur , pour que tout à coup, personne n'ait plus envie de le lire. Il savait qu'on pouvait perpétuer l'adulation d'un écrivain en le valorisant médiatiquement, et qu'il lui serait trouvé des justifications pour même ses faux pas , tant que durerait sa béatification et qu'il ne serait pas préjudiciable d'en prononcer le nom en société . Tandis que moi je croyais encore que l'espèce humaine progressait en conscience de façon irréversible, avec la certitude que mon théâtre des oiseaux de Paradis serait dans le futur la référence providentielle de l'unité humaine dans toutes les langues de la planète, une sorte de folklore sensé pour un saut évolutif de l'espèce .

    Face aux affolements divers  d'Aragon et à ses redondances  lors de nos retrouvailles , j'avais senti  monter en moi une angoisse parente de celle qu'avait suscité en moi la décrépitude d'Elsa. Car ce jour là il ne ressemblait plus à l'Aragon que j'avais connu .Il paraissait  accablé par une crise de  dislocation , de froide sécheresse , il ne rayonnait  plus dans le rôle du voyant inspiré qui inspire mais dans celui d'un vieil homme qui contemple sa réussite pour éviter de s'attarder sur son délabrement présent.  Bien sùr, je comprends aujourd'hui qu'un pédagogue ne souhaite pas voir poubellisée l'oeuvre de sa vie, il est légitime qu'elle atteigne ses destinataires pour les éclairer. Mais là j'avais l'impression d'un affollement mental, d'une solitude aigue qui  se rassure en prenant les allures  d'un ''gentleman farmer''  gérant  ses propriétés et ses intérêts post mortem. Etait ce une crise passagère de perte d'identité? J'avais la nostalgie du rôle de témoin historique  dont Aragon avait su jouer avec efficacité et distanciation pour faire évoluer ses auditeurs . Là ses phrases sortaient comme dénuées d'inspiration, limitées à des considérations  matérielles dérisoires et futiles, comme s'il était redevenu, selon ses propres mots sur son passé, '' l'escamoteur que l'on fait disparaître''. C'était tragique car c'était seulement une façon de se masquer un désastre  par une démonstration de cohérence  qui suintait comme un délire , une atteinte de la mort vivante.

    Alors comme  Aragon m'avait dit avoir regretté de ne pas été informé à temps de la soutenance de ma thèse , qui s'était terminée par  la présentation de mon théâtre des oiseaux de Paradis , je décidais de rompre avec cette ambiance délétère qui me mettait mal à l'aise  : Je me levais et lui dit que j'allais lui montrer ma poésie dansée actuelle... J'explicitais  d'abord ma conception de la poésie dans le sillage des antiques  poètes indiens Jayadeva et Binda, à savoir d'une  poésie indissolublement liée au chant , à la danse , au symbolisme yoguique d'une mythologie  , d'une poésie qui puisse agir sur les divers plans sensoriels et mentaux comme une catalyse du théâtre de la vie quotidienne , de sorte  que l'évolution spirituelle de l'espèce  ne soit pas juste des mots sur un étendard. Je demandais si je pouvais pousser les fauteuils pour danser , car j'avais besoin d'espace, il acquiesça comme soulagé d'ètre extirpé  de ses balbutiements répétitifs . 

    Alors, comme je me mis à danser en chantant , je vis revenir sur sa face   son regard inspiré, éveillé, son écoute, sa disponibilité , et je me sentais de nouveau en confiance devant sa bienveillance paternelle retrouvée. Je sentais que le décalage créé par ma longue absence se dissipait, je retrouvais un regard qui semblait ravi de voir que je n'avais pas perdu mon temps, mon activité prolongeait les intuitions qui l'avaient exalté dans ses songes andalous et ses tâtonnements en  langue malaise : Bref que ce n'était pas en vain qu'Elsa puis lui m'avaient soutenu dans mes projets, même si je n'avais pas fait fructifié à Paris ma notoriété naissante de jadis, car j'avais pris pied dans mon utopie, j'avais réalisé mon rêve et il était prêt à être partagé avec qui serait réceptif . 

    A vrai dire, à Paris le succès était d'être un grand homme déclaré  incontournable par sa tribu, on déifiait le grand poète et on ricanait du poète raté mais qui lisaient vraiment l'un ou l'autre ? Même ceux qui le faisaient ne projetaient-ils pas ardemment leurs certitudes sur les deux ? De ce fait dans les deux rôles on pouvait se sentir dans un malentendu qui zappait la résonance du sens dans la vie quotidienne . En dehors de mon alchimie intérieure d'artiste, qu'avait été ma vie à Paris sinon une alternance de glorifications et d'humiliations également dérisoires, sur la foi d'utopies qui  portaient ombrage si elles ne restaient pas virtuelles . Par contre , en communiquant avec ma danse devant des publics populaires d'ethnies diverses, je déjouais le regard des snobismes orthodoxes , on ne pouvait nier mon rayonnement qu'en détournant la tête, je sortais de la pesée des spécialistes et de leurs attentes . Le public non patenté est généralement humble donc réceptif, car même si sa perception est limitée , il ne cherche  échapper au rayonnement de la danse puisque c'est ce qu'il est venu chercher comme un réconfort . Ce sont les organisateurs  , imbus de leur pouvoir, qui ont tendance à être pétris de  snobismes , comme des fonctionnaires de la culture  qui n'ont pas vraiment le temps de regarder ce qu'ils recommandent pourvu que ce soit déjà adoubé  par des célébrités.

    Lorsque j'eus fini de danser, Aragon me dit : ''il faut que tu restes à Paris, je vais appeller Cardin et il va organiser des  spectacles dans son théâtre ''. Cardin était un couturier très célèbre , on dit un ''grand couturier' ,qui avait ouvert une salle de spectacles à Paris, l'espace Cardin , et Aragon semblait désormais fréquenter cet homme de près . J'étais heureux de sentir que la foi d'Aragon en moi paraissait  soudain redevenue aussi vive que jadis, et même davantage ,mais mon billet d'avion était réservé et confirmé pour le lendemain. J'étais amoureux de Christine , qui avait pris le relais des cours de danse que j'animais à Auroville  et dans les villages tamouls environnant . A cette époque là , je croyais être installé en Inde pour toujours,je croyais  que les difficultés financières et surtout administratives seraient vaincues, et Paris me semblait un sable mouvant propice aux marchés de dupe, sans suivi donné aux  enthousiasmes passagers  .

    Je vivais en ascète , c'est à dire avec des besoins matériels limités au strict nécessaire, cela me permettait d'éviter toute prostitution de mon temps à une termitière qui avait d'évidence d'autres priorités que les miennes . Ce qui était néammoins plus retors c'était déjà d'affronter le verrouillage progressif des frontières . Les constitutions sont pleines de préambules humanistes mais sont le plus souvent des masques pour les prédateurs vampires des nations et leurs sociétés de contrôle. A Paris  mon patron de thèse m'avait proposé en vain *note 4/ de prendre la succession de Roger Ribes pour les cours de danse à l'université, au département théâtre. Apres des années de vacations régulières  où Roger n'avait pas été payé , l'argent qui lui était dû était enfin arrivé à l'université, mais plus personne ne savait où le contacter, car il avait démissionné pour aller ouvrir un cours à Venise , sur l'invitation d'une école de danse. Voilà ce qu'on m'apprenait, et j'étais le seul à avoir gardé le contact avec Roger pour l'informer ....

    Je repartis vivre en Inde, puis encore à Bali, puis je revins fin 1982 en France pour une tournée de danse . Christine et moi nous avions aménagé un  véhicule en camping-car pour sillonner les routes avec des haltes prévues dans les théâtres et autres salles où nous allions danser .Nous arrivâmes à Paris à l'aube, ma première visite fut tôt ce matin là pour Aragon... il venait de décéder. Il me semble que sur la première page  du livre d'or posé pour les visiteurs , j'esquissais  un oiseau de paradis, et que  j'écrivis quelque chose pour exprimer comment l'Amour  est un témoignage du Divin . L'offrande Divine s'exprime davantage  dans la pratique de l'amour  créatif au quotidien que dans les dogmes religieux  ou les discours ostentatoires. Répondant à mes questions devant le lit rue de Varenne Jean Ristat me rapporta qu'Aragon avait souffert des mois, perclus d'escarres. 

    Aprés deux années de spectacles , je partis vivre en Polynésie où je vécus 22 ans,j'obtins de faire  créer des ateliers et options théâtre  au Lycée, suite à une loi votée en 1983, ce qui me permit de faire vivre mon théâtre catalytique et de mettre en scène des pièces d'autres auteurs . Après de nombreuses années ,Christine attribua ses ennuis de santé au climat humide ,et fut jalouse de mes élèves sans que je n'en ai fréquenté aucune aucune intimement.  Elle voulut revenir vivre en Europe, et je la suivis, puis nous nous séparâmes et je repartis pour la Polynésie  . Il me semble que c'est en 2002 que Riro,la vahiné qui m'accompagna ensuite , me dit un jour que la compagne de sa fille s'appelait Hinatea Triolet.

    Dans son premier livre , évocation de son temps en Polynésie, Elsa compare les pics abrupts de Moorea aux tours du Kremlin... mais elle raconte aussi son ennui, et finalement elle était repartie seule à Paris, où elle allait rencontrer Aragon. André Triolet était resté en Polynésie, et y avait eu apparemment une descendance ... 

    En janvier 2009, je déménageai  en Afrique et j'y vécus depuis  avec Nimozette, jusqu'à l'épouser, nous vivons ensemble encore à cette heure  . Nous fîmes , et faisons encore l'expérience d'années de galères administratives et financières, cette fois en raison des frontières renforcées des états Schengen, où les préambules et le droit strict des lois sont bafoués par des artifices procéduriers interminables et l'impunité de fonctionnaires qui récidivent mème lorsqu'ils perdent des procès ... Oui, le poème de ''l'Affiche rouge'' et ''le Rendez vous des étrangers d'Elsa'' sont toujours d'actualité, même si chaque époque a ses masques spécifiques , son narcissisme ostentatoire propre , sa façon de maquiller ses méfaits et de judiciariser le combat pour obtenir le respect des droits théoriquement garantis par les constitutions et les accords internationaux. Il n'y a plus de pancartes pour menacer de poursuite les mariages raciaux, mais des sabotages à tous les niveaux, un fascisme rampant d'autant plus virulent qu'il bénéficie de l'impunité et de l'indifférence de ceux qu'il épargne ou flatte.

    Elsa et Aragon  avaient finalement démystifié le théâtre des apparences ,ce qui ne les empèchait pas d'y jouer, bien au contraire .Ils pouvaient  concevoir et faire connaître  les souffrances et les injustices subies par d'autres qu'eux mêmes dans une termitière humaine  largement dépourvue de conscience , sauf superficiellement. C'est là que les activités d'un poète , d'un artiste ont du sens  : il s'agit de partager une ambiance où amour et liberté ont droit de cité , même si c'est en marge des hiérarchies dominantes. Bienvenue dans l'Humanité , voilà  ce que je répète pour pouvoir l'entendre. MAEVA, MANAVA,AROHA (ou Aloha en hawaïen) !

    Dominique Oriata TRON  *note5/

    ______________

    *note 1: Pour des raisons trop longues à expliquer ici, j'ai éprouvé le besoin d'écrire  en tahitien le sous titre de cet opus, comme je le fais pour mes peintures. Cela veut dire quelque chose comme '' la rencontre ancienne de la bienveillance'' (AROHA exprime en fait l'amour spirituel désintéressé du coeur, la salutation qui porte chance,  alors qu'HERE  - prononcer héré-exprime l'amour des amants)

    *note 3: voici la transcription, faite  à partir d'une ancienne bande magnétique  d'une émission  de télévision qui fut diffusée le  Samedi 5 février 1966 sur la 1ère chaîne en France ( à l'époque il n'y avait que  deux chaînes). Cette émission s'appelait '' la vitrine du Libraire '' et on y trouve des interventions d'Elsa Triolet, Guillevic et Pierre Seghers, ainsi que de moi même et de mes parents (l'émission est un montage d'enregistrements réalisés à Paris et à Marseille, tout le monde n'est pas présent en même temps devant la caméra)

    Jean PRASTEAU : ''STEREOPHONIES, de Dominique TRON... C'est l'oeuvre d'un poète, mais d'un poète assez particulier puisqu'il a quinze ans. Pierre Seghers, quelle est l'histoire, la courte histoire de Dominique TRON ?''

    Pierre SEGHERS : Pour moi, cette histoire commence en 1964, peu avant Noël. Dans l'ensemble des manuscrits que nous recevons en tant qu'éditeur , tout à coup je trouve , sur une feuille de papier écolier, une lettre rédigée de façon très étrange, et il y a trois poèmes avec... alors... je lis toujours le courrier qui me parvient, et immédiatement... j'ai trouvé, dans ces trois poèmes, une présence très particulière, une affirmation, quelque chose qui me paraissait révéler vraiment un poète. Et ... comme dans sa lettre ce jeune garçon me disait qu'il venait d'avoir quatorze ans, j'ai failli même ne pas croire  que ce Dominique TRON existait...puis deux ou trois jours après, me rendant chez Elsa Triolet, au cours de la conversation, madame Elsa Triolet me dit  : "Mais connaissez vous un garçon de Marseille qui s'appelle Dominique TRON ?"... Ce garçon avait envoyé  de son côté à Elsa Triolet certains poèmes, et nous nous sommes rencontrés tout de suite sur cette certitude que Dominique TRON était un vrai poète. Alors nous l'avons encouragé, je lui ai écrit, nous avons eu des manuscrits, j'ai lu tout ce qu'il faisait , et de plus en plus je pense que nous avons avec ce très jeune garçon un écrivain en puissance et déjà réalisé avec le livre STEREOPHONIES.''

    Jean PRASTEAU : ''Nous avons demandé aux parents de Dominique TRON ce qu'ils éprouvaient en voyant le nom de leur fils dans la vitrine du Libraire''

    YVETTE : "Bien sûr , de voir mon fils dans les vitrines ça m'a fait plaisir, mais enfin je ne sais pas où l'avenir...''

    FERDINAND : ''Eh bien c'est très agréable de voir son fils édité, c'est évident, seulement je crois que la priorité doit être laissée d'abord à ce qui sert de base à la vie , les succès universitaires. La poésie ne peut être, à l'heure actuelle, qu'un divertissement.''

    Jean PRASTEAU : ''Elsa Triolet a rencontré Dominique TRON . Elle a préfacé Stéréophonies. Que pense t elle du poète ?''

    Elsa TRIOLET : ''Je crois que ce qu'il écrit maintenant, et ce qui me confirme absolument son talent tout à fait exceptionnel, eh bien ça correspond à cette évolution du tragique en lui ... Il y aussi un très grand changement dans la forme de ce qu'il écrit ... il est maintenant influencé par la musique ... Il a toujours été influencé par la musique , mais maintenant il a découvert le compositeur grec Xenakis qui base dans une certaine mesure  sa musique sur le calcul des probabilités, c'est une intrusion des mathématiques dans la poésie de Dominique TRON, en tous cas, il le croit, et ça change beaucoup la forme. C'est devenu beaucoup plus dur... Bref , je regarde ça avec un très grand intérêt, où ça va , et comment ça va se développer, parce que ce qu'il y a eu jusqu'à présent, ce qui nous différencie de lui.... je suis presque une aïeule par rapport à lui, eh bien c'est qu'il a digéré et englobé dans sa poésie tout ce qui a été nouveauté... Lui ce n'est plus de la nouveauté pour lui, enfin les cosmonautes sont déjà ses frères, à peine ses aînés ... ce qui est intéressant aussi dans le cas de Dominique TRON, c'est que ça dépasse sa personne, ça dépasse ce qu'il fait, lui . Nous n'avons pour ainsi dire pas de poètes de vingt ans... enfin, tout ce que je reçois de garçons de cet âge, que ce soit ici, ou les poètes soviétiques dont je m'occupe tout de même, eh bien ils ont trente ans , c'est ce qu'on appelle maintenant les jeunes poètes. Or lui, il en a vingt, enfin, qu'est ce que je dis, il en a quinze. Alors ce que nous trouvons de neuf chez lui se répètera peut-être dans une génération...''

    Jean PRASTEAU :''Dominique TRON, comment êtes vous venu à écrire ? Quel est le premier poème que vous avez écrit ?''

    Dominique TRON : ''Le premier poème que j'ai écrit est en rapport avec Agadir. J'ai en effet vécu à Agadir pendant deux années lorsque j'étais tout jeune, et j'avais appris avec ma mère le piano... aussi, comme mon petit frère avait été mis au piano, lorsque j'ai commencé à écrire, c'est à dire il y a deux ans, en janvier 1964, j'ai tout de suite pensé à Agadir... Agadir qui est un peu, comme le dit le poète suédois Lundkvist, un paradis terrestre''

    Jean PRASTEAU : ''... et la suite ...les autres  qui sont venus après ...''

    Dominique TRON : ''J'ai été encouragé par un romancier qui est assez proche de nous ,qui est André REMACLE, et heureusement que j'ai connu cette personne, car autour de moi, personne, personne ne s'intéressait à la littérature vivante''

    Jean PRASTEAU : ''Quelles sont les lectures qui vous ont influencé ?''

    Dominique TRON : ''D'abord j'avais découvert dans la bibiothèque de mon père, au grenier, un volume d'Apollinaire, et ensuite André Remacle m'a prêté des livres d'Eluard, d'Aragon et j'ai commencé à être influencé par lui, par eux , puisque je les lisais, et ensuite, mais pas dans ce recueil de poèmes, j'ai été influencé par Henri Michaux  que j'ai découvert il y a un an maintenant, et qui depuis un an est mon poète préféré...

    Jean PRASTEAU : ''Quand vous écrivez , est-ce que le poème vient d'un seul jet ou bien est-ce que vous travaillez beaucoup?''

    Dominique TRON : ''Il y a un an je travaillais beaucoup le poème, et je ... il était fait surtout de petites pièces détachées que je choisissais par la couleur et que j'assemblais, et maintenant, il me semble que c'est surtout un cri ...''

    Jean PRASTEAU : ''Pourquoi avez vous intitulé votre recueil Stéréophonies ?''

    Dominique TRON : ''Parceque j'ai voulu faire penser d'abord à de la musique, et ensuite une musique qui envahirait tout l'être par plusieurs haut-parleurs, et d'ailleurs dans le livre on trouve des phrases parallèles qui sont comme des échos à d'autres phrases ...''

    Jean PRASTEAU : ''Monsieur Guillevic, lorsque vous avez ouvert Stéréophonies, vous poète, quels sentiments avez vous éprouvés ?''

    GUILLEVIC : ''Le mot "ouvert " ne me parait pas exact, parce que vous savez je suis un lent, moi, je ne pénètre pas très vite dans la poésie des autres... j'avais déjà lu avant, d'ailleurs, des poèmes publiés soit dans les Lettres Françaises, soit le petit fascicule publié par Pierre Seghers, et je n'avais pas été très accroché. C'est en lisant , en recevant le livre et en le parcourant peu à peu que je suis arrivé à me faire une image, une idée de la poésie de Dominique TRON ... en gros je crois qu'il y a là un poète très doué, son âge ne m'intéresse pas... je ne crois pas  qu'il faille être plus indulgent envers un poète de quinze ans  qu'envers un poète de trente ans... je ne le serai pas ... bien sûr, comme l'a dit Elsa Triolet dans sa préface, ce qui est très intéressant chez lui, c'est qu'il nous donne un monde de son âge, mais ceci dit, je m'intéresse à la facture, et il me semble que ce garçon est déjà sur le plan de la facture, de l'écriture, un homme mûr, un adulte... il est certes encore plein d'influences, la plus nette, la plus marquée me parait être celle d'Apollinaire, il y a aussi celle d'Aragon, et  celle que j'aime moins, de Cocteau, mais il y a quand même, il y a déjà une voix, il y a une voix... Je prends par exemple le premier vers de son livre :  "Soda, couleur de réclame" ... en même temps qu'une très jolie invention verbale, il y a une belle ellipse qui me parait neuve... rattacher quelque chose de concret comme un soda, à quelque chose de vague sinon d'abstrait : couleur de réclame .... je crois qu'il y a là vraiment quelque chose de neuf dans le moderne ... tout n'est pas de ce ton là parce que plus loin, par exemple, il dit: "les poissons roulant dans l'onde", ça ça fait encore à mon avis... le mot onde est un mot de la tradition poétique... et bien sûr cette poésie est mélangée... mais il se dégage quelque chose, n'est-ce pas... je prends le dernier vers de ce poème, il parle du réfrigérateur : " il a givré tous nos murmures d'enfants" ... il y a là un accent qui me parait très vrai dans le sens  où nous l'employons maintenant  pour notre poésie, que nous appelons la poésie moderne... Et, pour finir, j'ai le sentiment qu'il y a même chez ce poète, chez Dominique Tron, quelque chose de neuf que moi je n'arrive pas encore à distinguer et encore moins à formuler...et ce n'est pas étonnant  parce que nous ne formulons le neuf qu'après coup, quand on l'a mis au jour... j'ai le sentiment qu'il court dans ces poèmes quelque chose qui sera du neuf demain ou après demain...''

    *note 3 : Les ségrégations  sont rarement reconnues pour telles par les privilégiés de tel ou tel système social,sauf par leurs victimes et  sauf bien sûr s'il s'agit d'événements éloignés dans l'histoire et le temps, et encore,selon l' appartenance ethnique à laquelle on s'identifie, on continue de mythifier les massacreurs glorieux, de Colomb à François 1er, de Saddam Hussein à Bokassa, etc ..., car ils se sont débrouillés pour épargner leur terreur à des majorités consentantes .Je voudrais citer quelques lignes écrites par  Scolastique MUKASONGA, dans NOTRE-DAME DU NIL (Gallimard, 2012) :'' - J'ai honte de te le raconter , ça me fait peur, à présent j'ai peur de tous les hommes , je sais que chaque être humain cache en lui quelque chose  d'horrible. Même mon petit ami , je ne veux plus le voir : il m'a écrit qu'il était fier de s'être conduit en bon militant, d'avoir frappé les Tutsi (sic) de son établissement, il ne sait pas s'il en a tué , mais il espère qu'avec les coups qu'il a donnés, il y en a qui resteront infirmes;''

    *note 4 : En vain.... Quelques années plus tard   Maurice Fleuret assista également au théâtre dansé des oiseaux de Paradis,quelques temps avant de  démissionner de son poste de directeur de la danse au Ministère  parce que les budgets attribués n'étaient servis qu'aprés des délais très longs peu gérables par les artistes... Il m'avait proposé également d'enseigner  ,dans un conservatoire, mais son inspecteur Eric Barrault me contacta, j'avais déjà trouvé mon emploi en Polynésie et je ne voulus pas changer.

    *note 5 :Une table d'orientation pas vraiment compléte pour l'instant  de l'ensemble de mon oeuvre (peintures,poésie, proses, musique, théâtre dansé) se trouve dans une des pages du blog ART CATALYTIQUE (overblog). On explorera utilement également les publications  des EDITIONS DU GRIOT (eklablog) , des EDITIONS A L'ECOUTE (blog4ever) et les playlists de la chaîne DOMINIQUE ORIATA TRON (youtube) offrant en accès gratuit  plusieurs centaines  de fichiers vidéo. Sur facebook, on trouvera toujours en accès gratuit  sous forme de scans la plupart de mes livres imprimés à l'époque de mes rencontres avec Elsa et Aragon  ,dans les albums de WORLD SOCIAL GOVERNANCE , des photographies de mes peintures (certaines des toiles restent à vendre) dans les albums de FONDATION ABALYON et des photographies de mes spectacles ainsi que leurs textes dans THEATRE CATALYTIQUE DES OISEAUX DE PARADIS, puis mes nouvelles publications sont généralement annoncées sur la page du groupe HORDE CATALYTIQUE POUR LA FIN DE L'ANTHROPOPHAGIE. Pour une notice biographique consulter également la fiche Wikipedia Dominique TRON.

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    La photographie qu'avait affichée Aragon  chez lui, avec ma danse dans le temple de Batuan à Bali, et autres documents :

    opus 793 : BIENVENUE DANS L'HUMANITE (TE FĀREREIRAA TAHITO O TE AROHA *note1/)

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    jouet et cuillères  offerts par Lili Brik :

    opus 793 : BIENVENUE DANS L'HUMANITE (TE FĀREREIRAA TAHITO O TE AROHA *note1/)

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